les yeux doc

Trois façons de filmer le sud de l’Italie

Selfie © Magneto Presse
Alors que la coalition des droites, Fratelli d’Italia, le parti post-fasciste de Giorgia Meloni, a conquis presque toute la péninsule italienne en septembre 2022, à l’exception des villes et du Sud, et que Georgia Meloni a été élue présidente du Conseil des ministres le 22 octobre 2022, profitons-en pour présenter, au-delà des clichés dont il est souvent affublé, le sud de ce pays. Trois écritures documentaires singulières permettent de décrypter les réalités de ce sud parfois très fantasmé.

Une consigne forte donnée aux protagonistes

Selfie est une immersion dans Traiano, un des nombreux quartiers de Naples où règnent violence et trafic en tous genres. Selfie ne cherche pas à enquêter sur une bavure policière impunie mais à documenter le contexte d’une tragédie, d’une mort pour rien. En confiant un smartphone à deux adolescents du quartier avec pour contrainte qu'ils restent toujours dans le cadre en mode selfie, Agostino Ferrente délègue le tournage d'une partie des images du film.
Traiano est pour les filmeurs-filmés le lieu où se déploient leurs émotions. Le montage du film intercale deux autres sortes d’images : celles de caméras de surveillance placées par Ferrente dans les lieux fréquentés par les deux héros et celles prises lors du casting d’autres adolescent-e-s de Traiano. Les images des caméras de surveillance montrent combien le dispositif de Selfie permet de filmer l’intime, la vérité du quotidien vécu, l’amitié en action. Agostino Ferrente réussit, sans tourner lui-même, à capter une réalité de l’intérieur. Les dispositifs minimalistes en jeu révèlent une mosaïque saisissante de l’adolescence dans un quartier gangréné par la Camorra où sont à l’œuvre déterminisme, impunité, injustice absolue et défaillances graves de l’État italien.

Une caméra posée en un lieu déterminant

Quittons la banlieue de Naples pour nous enfoncer dans les ruelles du quartier historique de la Sanità. Sempre le stesse cose va au-delà du pittoresque et des clichés en plantant la caméra à l’intérieur d’un « basso » (habitation d’une pièce en rez-de-chaussée avec une fenêtre et une porte sur la rue). Le film dresse la chronique de la vie de cinq femmes, cinq années durant. Les hommes sont absents (en prison ou mutique et grabataire). Les femmes assument la vie matérielle, un quotidien difficile fait de gestes répétitifs tels le balayage et le passage de la serpillière qui semblent consubstantiels à leur être-au-monde. Le retour du même, Sempre le stesse cose, frappe les jeunes filles qui, comme leur mère et grand-mère, sont enceintes très vite, très jeunes. L’horizon n’existe ni entre les hautes parois de tuf de la ruelle, ni dans le basso étouffé et étouffant, où l'inexorabilité du déterminisme social est montré sans fioriture par la caméra de Chloé Inguenaud.

Un long travail de maturation des images

Toute autre est la démarche de Gianfranco Rosi dans Fuocoammare : par-delà Lampedusa. Avant de filmer, Rosi part à la recherche de lieux chargés d’une histoire forte, d’une énergie, d’une complexité qui, seuls, pourront permettre la rencontre avec l’autre. Le film advient au prix d’une lente gestation. Rosi prend le contre-pied des reportages-choc reposant sur la surmédiatisation de Lampedusa après le naufrage d’un bateau de pêche ayant fait 366 morts. « La porte de l’Europe », symbole de « la mondialisation de l’indifférence », n’est pas son angle d’attaque. Rosi filme l’épaisseur de la réalité de cette île ainsi que son contexte anxiogène en s’appuyant sur le point de vue de trois habitants et non pas de migrants rescapés. Le récit filmé converge vers l’horreur sans voyeurisme.