les yeux doc

Réseaux sociaux, vers de nouvelles narrations documentaires ?

Sing me a song © Nour Films
Initialement destiné à l'armée américaine puis à la la recherche universitaire dans les années 1960-1970, Internet est devenu en soixante ans d'existence un réseau intégrant peu à peu tous les réseaux de la planète, transformant notre rapport à l'information, à l'espace, au temps, à l'autre et au monde et, bien évidemment, bouleversant les codes du cinéma. Dans le documentaire, comment raconter des histoires sur les réseaux sociaux ?

Les années 2000 ont vu l'émergence des « médias sociaux », définis par Andreas Kaplan et Michael Haenlein (enseignants-chercheurs à l’ESCP, Ecole Supérieure de Commerce de Paris) comme « un groupe d’applications en ligne qui se fondent sur l’idéologie et la technique du Web 2.0 et permettent la création et l’échange du contenu généré par les utilisateurs. » Le cinéma documentaire s’empare des codes et ressources issus d'Internet pour nourrir une réflexion sur ces nouveaux usages. Trois films disponibles sur Les yeux doc permettent d'aborder la transformation numérique de la société à l’heure des réseaux sociaux.

Internet au monastère ou les illusions perdues de Peyangki

En 2013, Thomas Balmès filmait l'arrivée de l'électricité, de la télé et d'Internet à Laya, village du Bhoutan s'élevant à 4000 m d'altitude. Son héros, Peyangki, 8 ans, ne souhaitant pas aller à l'école, désirait devenir moine bouddhiste. Dix ans plus tard, Sing me a song, montre Peyangki et ses copains aspirants moines absorbés (yeux et cerveaux) par WeChat, le réseau social chinois aux 1.2 milliards d'usagers et par les jeux vidéo en ligne. Le smartphone et ses applications s'incrustent dans tous les moments de la vie monastique, y compris pendant les exercices spirituels. Peyangki, addict aux chansons d'amour, s’éprend, via WeChat, d'une barmaid chanteuse qui le fera venir à Thimphou, la capitale. Grande sera la désillusion car la réalité est bien éloignée du monde virtuel ! Le film, très scénarisé, a des allures de roman d'apprentissage où « le héros se forme et mûrit au contact du monde et des expériences qu'il y vit. »  (Dictionnaire mondial de la littérature, Larousse)

Sing me a song documente la crise existentielle de Peyangki. Le Bhoutan semble aliéné aux technologies du 2.0.  L'occidentalisation galopante des esprits n'efface-t-elle pas la vie spirituelle d'un pays dont le ciment était la pratique religieuse ? Regarder les transformations de la société bhoutanaise, n'est-ce pas aussi s'interroger sur nos pratiques et sur la place des écrans dans nos vies ?

De la vie de quelques chinois en live streaming

Present.Perfect est un film de montage dont la matière consiste en des extraits de séquences de live streaming, c'est-à-dire la diffusion sur Internet de contenus vidéo au moment de leur production. Cette forme de communication en direct, apparue en 2007, nécessite seulement webcam, caméra DV ou smartphone et micro. Les éditeurs peuvent diffuser le contenu de leur choix et interagir en direct avec ceux qui les regardent. Les Chinois se sont emparés du live streaming qui, pour certains d'entre eux, est peut-être le seul moyen d'exister et de faire communauté. La réalisatrice montre des exclus, des défavorisés, des handicapés qui semblent créer du lien social et être reconnus dans leur différence, leur singularité, leur individualité. L'appropriation par les « net-citoyens » de cet outil permet aussi d'introduire le spectateur dans des lieux de vie et de travail des Chinois : l'usine, la rue, les chantiers, les champs, …

De cette multitude d'anonymes qui s'exposent tout en exposant des moments de leur vie se dégagent quatre internautes. Ces derniers apparaissent à plusieurs reprises ce qui leur confère un statut différent. Ne deviennent-ils pas ainsi acteurs et personnages de leur vie ?  La récurrence de leur présence à l'écran n'est-elle pas le symptôme d'une aliénation à un moyen de communication qui prône la transparence tous azimuts des individus et par-là même risque de les transformer en coquille vide ?

Fées du logis et dépression : l’ultimate cleaning

Pour son film de fin d’études à la Fémis Clean with me (After dark), Gabrielle Stemmer, monteuse et documentariste, propose une enquête virtuelle sur l’ultimate cleaning (ménage extrême) reposant entièrement sur des sources trouvées sur le web (plateformes en ligne et réseaux sociaux). Ce travail sociologique, qui puise toute sa matière dans un énorme réservoir d’images et de paroles sur le net, révèle un malaise dans la civilisation américaine et un profond désespoir chez de jeunes femmes au foyer enferrées dans un ménage sans fin. Ces « fées du logis » répondent aux injonctions de l’American way of life hérité des années 1950 qui « libéraient » l’Américaine moyenne de ses travaux domestiques à grands coups d’électro-ménager triomphant. Des décennies plus tard, au XXIème siècle, le bonheur et l’épanouissement de soi à la maison entourée de ses enfants n’est pas au rendez-vous. La dépression et ses affres rôdent aux quatre coins des USA dans des banlieues aux maisons identiques où des mères, malgré leurs confidences sur le net, s’enlisent dans des relations familiales aliénantes qui les privent de liens sociaux.