Plusieurs événements m’ont convaincu d’associer leurs œuvres. J’ai remarqué tout d’abord que les derniers films de Marc Isaacs et de Denis Gheerbrant ont été sélectionnés en compétition au Festival Cinéma du réel 2021. Je m’intéresse personnellement au travail de Marc Isaacs depuis ses débuts. J’étais au Festival du court métrage de Clermont-Ferrand quand son premier documentaire, The Lift, a remporté le Prix spécial du Jury en 2002. Je savais aussi qu’un livre sur Denis Gheerbrant était en cours de préparation (Denis Gheerbrant et la vie, édité chez Warm) ainsi qu’un film (L’Espace devenait humain d’Adrien Faucheux).
Quand on y regarde de plus près, il existe des liens entre leurs façons d'aborder le cinéma. Ils filment en général seuls, portent eux-mêmes la caméra et entretiennent un rapport extrêmement direct avec leurs personnages, des marginaux pour la plupart. Ces cinéastes se sont notamment intéressés à la question de l’émigration et à la situation des étrangers en France et au Royaume-Uni. Ils ont également des idées similaires sur la manière de concevoir des films documentaires, car ils ne sont ni l’un ni l'autre adeptes du style de cinéma direct américain que l’on appelle “Fly-on-the-wall”, dans lequel les cinéastes prétendent capter discrètement le réel tels des “mouches sur un mur”. Cette dimension est radicalement contestée par Isaacs et Gheerbrant. Ce dernier considère que la réalisation d’un film est un processus somme toute artificiel et ne prétend pas montrer la vie telle qu’elle est en dehors de la présence de la caméra. Il se situe ainsi plutôt dans la lignée de Johan van der Keuken et du cinéma-vérité de Jean Rouch. Isaacs est aussi assez interventionniste. Dans son premier film, The Lift, il se moque avec humour de ce dogme américain en filmant l'intrusion dans l’ascenseur d’une fausse mouche trouvée dans un magasin de farces et attrapes. Il souligne ainsi visuellement son positionnement en tant que cinéaste.
Enfin, comme le cycle d’hiver de la Cinémathèque du documentaire se déroule sur deux mois, j’ai demandé à Marc Isaacs et Denis Gheerbrant de “partager l’affiche”. Cela nous a permis d'organiser des temps de rencontre entre eux, notamment à la soirée d’ouverture à laquelle Marc n’a malheureusement pas pu assister. La rencontre a finalement eu lieu un peu plus tard, à l’occasion d’une carte blanche qui a permis aux deux cinéastes de confronter leur travail et leurs inspirations. J’ajoute que certains documentaires de Marc Isaacs sont projetés pour la première fois en France. Des films de Denis Gheerbrant sont aussi montrés en exclusivité. Certains ont été restaurés pour l’occasion et son tout premier film, Un printemps de square, a été remonté spécialement pour la séance d’ouverture de la rétrospective. Ce “premier et dernier film”, comme Denis Gheerbrant s’amuse à l’appeler, était donc présenté en première mondiale le 7 janvier.
Denis Gheerbrant est un arpenteur de l'espace francophone et Marc de l’espace anglophone, notamment dans le secteur londonien. Leur style de cinéma diffère également, ce qui est intéressant car on ne peut pas les confondre. La narration de Denis n’est pas linéaire, contrairement à Marc Isaacs qui travaille davantage avec les conventions narratives classiques du film documentaire. Il y a enfin quelque chose de très manifeste dans l’univers d’Isaacs, c’est la dimension humoristique de ses films. La verve anglaise ajoute du piquant à ses portraits, qui sont empathiques mais jamais complaisants. Il lui arrive de taquiner ses personnages et de créer des situations assez cocasses.
Pour commencer avec le cinéma de Marc Isaacs, je conseille la séance de courts métrages du jeudi 10 février. Avec The Lift, Touched by a murder et Outsiders, un film tourné en 2014 sur un foodtruck où l’on peut voir que le sujet du Brexit suscite déjà beaucoup de commentaires. Ce qui est intéressant et ironique dans ce film, c’est que Marc Isaacs filme des personnes face caméra en train de se plaindre de la présence des étrangers au Royaume-Uni ; en arrière-plan, il cadre des travailleurs immigrés qui sont en train de cultiver la terre dans un champ de choux. Le dernier film de cette séance est un montage de rushes tournés au Bangladesh. Dans ces notes cinématographiques, Isaacs filme des paysans extrêmement pauvres vivant dans des zones inondées pendant la mousson. L’une des femmes filmées lui lance que les étrangers sont là quand il fait beau, mais pas quand il se met à pleuvoir. Alors que fait Marc Isaacs ? Il reste, transformant le geste cinématographique en geste humanitaire, car il montre sans filtre la vie très dure des paysans bangladais pendant la montée des eaux.
Autre temps fort, les séances des 18 et 19 février où l’on montre les deux films tournés au Rwanda par Denis Gheerbrant 10 ans après les événements tragiques de 1994. Il suit une femme qui a perdu toute sa famille et filme un orphelinat où les enfants essaient de construire leur vie. C’est bouleversant, les blessures sont loin d’être refermées. Plus de dix ans après, les communautés Hutu et Tutsi vivent certes côte-à-côte, mais pas ensemble.
Enfin, les samedi 5 et dimanche 6 mars, Denis Gheerbrant revient pour accompagner ses films Mallé en son exil et Avant que le ciel n’apparaisse, ce dernier avec sa coréalisatrice Lina Tsrimova.
[...] Retrouvez la suite de l’entretien sur Bpi pro.