Bien souvent, on entre dans un documentaire par la porte du sujet qu’il traite. Il peut cependant être fructueux et stimulant de porter son attention à certains enjeux formels. La notion de cadre par exemple est un excellent moyen d’initier les spectateurs, mêmes les plus jeunes, au documentaire de création. Ces trois films accessibles à partir de 8 ans rendent sensible cette question fondamentale : que choisir de montrer à l’image ? Rendre visible n’est-ce pas aussi, paradoxalement, attirer notre attention sur ce qui est laissé hors-champ ?
Tout en haut d’un plongeoir de 10 mètres, des hommes et des femmes de tous les âges s’apprêtent à sauter. Certains hésitent longtemps, d’autres s’encouragent, reculent d’un pas et se lancent, ou pas. Un dispositif composé d’une caméra fixe filme les corps frontalement, des micros enregistrent leurs moindres chuchotements, et mettent leur peur à nu. Une fois que la décision est prise, sauter ou redescendre par l’échelle, le personnage disparaît du cadre.
Le cadre demeure le même pour tous. La variation se trouve dans le champ de l’image. Chacun réagit différemment au moment de prendre sa décision. L’action n’est pas tant le saut que le choix d’y aller ou non. Or se décider passe par toutes sortes de mimiques corporelles, d’atermoiements, de gestuelles souvent burlesques, parfois émouvantes, d‘expressions verbales alambiquées ou réduites à des onomatopées. La suite peut bien rester invisible aux yeux du spectateurs de même que la hauteur réelle du plongeoir, c’est ce qui se joue tout là-haut, dans le cadre, qui mérite notre attention : ce moment d’intensité qui précède le spectaculaire.
Une toute jeune fille est filmée en gros plan : reine de beauté sur le point de défiler, elle porte sur son front le poids d’une somptueuse couronne de breloques de plusieurs kilos. La caméra ne quitte jamais ce visage, elle se focalise sur lui, ne le lâche pas. À sa hauteur, elle accompagne la fillette qui prend sur elle pour tenir ce rôle dont on comprend qu’il lui a été imposé par une mère toute-puissante qui envahit le film par sa voix. Une présence à l’image, une présence au son, un gros plan visuel et un gros plan sonore se livrent un combat inéquitable. La reine de beauté a gagné mais souffre en silence, elle résiste de toutes ses forces pour ne pas ployer sous le poids de sa coiffe et du rêve de sa mère. La caméra de Manuel Abramovich ne la lâche pas d’un centimètre comme pour l’accompagner et la soutenir dans ce martyre. Elle ne doit en aucun cas dévier de la route qui s’ouvre devant elle : le défilé dont elle est la reine et qui la placera au centre des regards. Sortir du cadre serait un déshonneur.
Filmer des danseurs classiques en ne cadrant que leurs visages, voici ce que propose À bout portés, court métrage de Clémence Poésy. Tourné avec les jeunes élèves de l’École de Danse de l’Opéra national de Paris, le film laisse hors-champ ce qui est habituellement toute l’objet de notre attention : les corps des danseurs, l’inlassable travail de répétition des mouvements et leur grâce acquise de haute lutte. Ici, tout se laisse ressentir dans les expressions des visages. Les filmer de si près, c’est se confronter à un mystère, celui du point d’équilibre entre le labeur et la beauté, entre l’intériorisation et l’extériorisation, entre le « pour soi » et le « pour les autres ».
Choisir de maintenir les mouvements des corps hors-champ nous place dans une situation différente : nous ne sommes plus les spectateurs d’un spectacle ou d’une performance, nous n’avons plus face à nous des artistes que nous serions amenés à admirer. Nous sommes face à des jeunes personnes qui ressentent leur travail,le pensent et l’éprouvent, il nous est devenu possible d’être à leurs côtés et non plus seulement face à eux.
Vous avez envie de monter un atelier cinéma avec le jeune public dans votre bibliothèque ? Vous pouvez consulter la Fiche pratique EAC – Animer une séance de cinéma documentaire pour les enfants sur le Site Bpipro.