Avec Histoire d’un regard, Mariana Otero explore l’héritage du reporter de guerre Gilles Caron, figure française majeure du photojournalisme, mort au Cambodge en 1970. À partir de ses clichés – du Nigéria au Vietnam en passant par la guerre des Six Jours –, Otero explore le pouvoir documentaire ambigu de l’image fixe.
Si l’on accorde à la photographie la capacité de témoigner, la seule image prise en elle-même semble insuffisante. En cheminant à travers les planches-contacts du photographe disparu, Otero invite à porter le regard au-delà du cadre des images : dans les blancs et les absences, comme si la guerre elle-même se dérobait au photographe.
Pour être comprises, les photographies doivent être séquencées, réarrangées, agrandies, annotées ; alors, elles peuvent rendre compte de la complexité des événements qu’elles figent. « L’instantané de vérité » ne prend un sens que dans un travail de rapprochements et de rapports ; un seul regard, une seule photographie, ne suffisent jamais.
Avec Il n’y aura plus de nuit, Éléonore Weber plonge dans une matière brute : les images embarquées des hélicoptères militaires, ces mêmes images qui servent à surveiller, traquer, puis éliminer des cibles humaines. Ces séquences, filmées par des caméras thermiques, transforment les cibles humaines en silhouettes fantomatiques, quasi abstraites. Weber questionne l’éthique de ce regard technologique, conçu pour tuer – et documenter.
Le dispositif du film, qui juxtapose à ces images une calme voix off, expose la déshumanisation qu’entraîne cette distanciation de l’écran. Le paradoxe est là : ce sont justement ces images qui permettent d’illustrer la froideur mécanique de la guerre moderne, où l’acte de tuer est dissocié de toute proximité physique ou émotionnelle. La caméra devient ici une arme double : elle capture et efface simultanément la violence.
Dans Valse avec Bachir, Ari Folman choisit une autre voie, en mêlant animation et documentaire. Le film plonge dans les souvenirs fragmentés d’un soldat israélien ayant participé à l’invasion du Liban en 1982 et, indirectement, au massacre de Sabra et Chatila.
Là où Otero et Weber travaillent sur des images factuelles ou journalistiques, Folman opte pour l’animation, qui lui ouvre un espace introspectif et onirique. Elle lui permet de représenter ce qui échappe à la mémoire fuyante : les cauchemars, les traumatismes, les zones d’amnésie. La guerre ne peut ici être remémorée que dans un kaléidoscope halluciné.
Pourtant, à la fin du film, Folman rompt le sort : en introduisant des images d’archives documentant les massacres, il confronte le spectateur à une horreur brutale, bien réelle.
À l’opposé, Babi Yar. Contexte de Sergueï Loznitsa se construit uniquement à partir d’archives historiques, provenant des actualités allemandes et des images soviétiques.
En reconstituant les événements autour du massacre de Babi Yar, où 33 771 Juifs furent assassinés par les nazis à Kiev en 1941, le cinéaste tourne le dos à l’image du massacre elle-même. En lieu et place, des éléments épars qui le précèdent et le suivent : les cortèges militaires, les discours officiels, puis les témoignages au tribunal et les foules, pas toujours muettes.
Puisque ces images d’archives portent la propagande de leur camp, Loznitsa monte, structure, contextualise, révèle les écarts entre ce que l’image dit et ce qu’elle tait. Et là où Folman reconstruit ce qui manque, Loznitsa travaille avec l’absence même, en quête de ce que les archives ne peuvent pas – ou ne veulent pas – montrer. Si le centre du puzzle est perdu pour de bon, ses contours réagencés permettent de penser, sinon de voir, l’événement.
Voir aussi : A pas aveugles
Mariana Otero, 2019, 93 min
Eléonore Weber, 2020, 76 min
Ari Folman, 2008, 87 min
Sergueï Loznitsa, 2021, 116 min
Christophe Cognet, 2021, 110 min
Mariana Otero, 2019, 93 min