les yeux doc

Le cinéma des choses ordinaires

Eredità © Les Films de l'Aqueduc
Comment les choses ordinaires tracent-elles des gestes, des vies et des mondes entiers ? Plusieurs films Les yeux doc proposent un déplacement du regard pour observer un panier passer de mains en mains, un meuble oublié raconter une vie, une cargaison de bois faire le tour de la planète ou une pomme de terre laissée au bord d’un champ. Donner de l’ampleur à l’ordinaire : voilà ce que le documentaire sait faire de plus précieux.

Chaque film de cette sélection engage un geste singulier envers les objets. La brique qu’étudie Harun Farocki devient matière à transformation, révélant toute une histoire économique. Le tronc d’arbre suivi par Daniel Zimmermann est pris dans la pulsation logistique du globe. Les fragments et rebuts collectés par Agnès Varda composent un imagier de récits. Enfin, dans le film de Jean-Luc Cesco, les choses qui nous entourent sont lourdes d’un poids affectif, d’une généalogie. À travers ces pratiques, le cinéma documentaire interroge la manière dont les choses existent dans nos vies.

En comparaison : de l’homme à la machine

En comparaison propose une étude des méthodes de fabrication d’une brique. Des séquences se succèdent, sans commentaires, en Afrique, en Inde, en Europe. Farocki filme l’objet pour dévoiler les mondes qu’il articule.

Le film s’ouvre par une scène de coopération presque archaïque : des bras s’additionnent, un village se rassemble autour de la construction d’une clinique. Farocki documente le temps nécessaire, la répétition du geste, la lenteur de la construction.

Au fur et à mesure des séquences et des lieux filmés, la distribution du travail se déploie. La mécanisation s’installe, réduit la présence humaine, accélère le rythme. Le manutentionnaire disparaît derrière celui ou celle qui contrôle les machines ; la brique cesse d’être façonnée par la main humaine, elle devient un produit d’industrie.

Le politique affleure partout : travailleur·euses immigré·es, segmentation des rôles hommes-femmes, circulation du capital technique. En comparaison nous aide à comprendre que chaque objet du quotidien est traversé par l’Histoire, l’économie, les systèmes sociaux.

Walden : le manège mondial

Walden s’organise autour d’une vaste chorégraphie : le transport logistique mondialisé. Comme fil conducteur, Daniel Zimmermann choisit un tronc d’arbre, qui sera, au cours des treize plans du film, acheminé d’une forêt autrichienne à la jungle amazonienne.

Liés par un imperturbable mouvement circulaire – métaphore d’une machine économique que rien ne semble pouvoir arrêter – ces plans suivent le voyage long de plusieurs milliers de kilomètres de cette cargaison. Ils matérialisent aussi les jeux d’échelle : du sentier à l’autoroute, de l’embarcadère au port, du cargo à la pirogue. La caméra, emportée par la rotation de la terre, fait ressentir physiquement la distance, le temps, l’effort. D’une apparente austérité, chaque plan est riche de détails, micro-signes d’un monde voué à la circulation des flux, et ce jusqu’à l’absurde.

Les Glaneurs et la glaneuse : les moindres des choses

Varda arpente campagnes et villes françaises, petite caméra numérique en main, à la recherche de ce qui reste après l’économie marchande. Le film fonctionne par association de mots, d’idées et de choses. Sans s’attarder, la réalisatrice s’amuse, crée des rébus visuels : elle cadre, au plus près, ses propres mains, la peau des pommes...

Mais l’objet véritable du film n’est pas ce qui est ramassé, mais celle ou celui qui ramasse. Varda glane les voix, les visages, les récits. Avec la précarité, elle dessine un portrait de l’humain et de son économie intime. Glaner, c’est redonner dignité à ce que le marché déclare sans valeur.

Eredità : le poids des souvenirs

Le film n’est pas seulement le récit de l’amitié naissante entre le réalisateur Jean-Luc Cesco et sa voisine Muguette, qui accumule pathologiquement des objets dans son appartement. Eredità interroge ce qu’est l’héritage en tant que transmission matérielle : meubles, vêtements, ustensiles sont des éléments de mémoire. En conjuguant le sien avec celui de sa voisine, le cinéaste se confronte au poids encombrant du passé familial.

Face à la solitude, ces objets hérités forment un patrimoine affectif qui rassure et tient compagnie, comme s’ils devenaient les garants d’une continuité nécessaire. L’accumulation d’objets dit aussi beaucoup du consumérisme contemporain. Si Muguette peut récupérer tant d’objets dans les rues de Saint-Ouen, c’est parce que d’autres délaissent les leurs, surplus d’une économie d’abondance. Eredità montre que les choses persistent, tandis que les liens avec les autres, eux, se dérobent.