les yeux doc

Écrits autobiographiques et films documentaires

Le Temps détruit
Certains documentaires sont des rencontres fortes entre des textes relevant de l’écriture de soi et des images. Les mots habillent les images (et vice versa) suscitant la réflexion du spectateur et la découverte de formes cinématographiques.

Trois films sur Les yeux doc reposent de manière organique sur des écrits autobiographiques : le journal, la lettre et le récit d’auto-socioanalyse. Les réalisateurs intriquent les mots écrits et lus à des images originales et/ou extraites d’archives, de documentaires et de fictions. L’histoire, la politique, les déterminismes sociaux, la mort travaillent la conscience de ceux qui éprouvent la nécessité voire l’urgence d’écrire. Dans ces trois films, la subjectivité prend corps grâce à la voix-off.

Des lettres pour un tombeau : Le Temps détruit, lettres d’une guerre 1939-1940

« Mon père est mort à 28 ans dans le désastre qui suivit la drôle de guerre. J’avais deux ans. Des milliers d’hommes, plus de cent mille, dit-on, sont morts comme lui dans ces combats oubliés. Parmi eux, le musicien Maurice Jaubert et Paul Nizan, l’écrivain. Sans doute les ai-je aimés autant pour les écrits et les musiques qu’ils ont laissés, que pour avoir partagé le même destin que mon père. » Au début du film, le lien entre le réalisateur Pierre Beuchot (1938-2020) et les trois soldats morts est tissé. La bande-son, nourrie de la musique de Jaubert (L’Atalante, Quai des Brumes, entre autres) est laissée aux voix des trois destinateurs (un écrivain, intellectuel en rupture, un artiste, un ouvrier) incarnées par le timbre de trois acteurs auxquelles se juxtapose le silence des images d’archives avec, çà et là, les actualités Gaumont et Pathé et leur commentaire criard, des séquences tournées pendant l’élaboration du film. Les mots des trois hommes montrent combien la réalité vécue contredit le discours officiel, les représentations et les croyances des autorités gouvernementales. Chacun est au plus près de lui-même, de sa séparation d’avec l’être aimé, de ce « temps détruit » enserré par la monotonie, la fatigue, l’inquiétude, la mort. Les lettres montrent que « la guerre n’était pas un hypothétique événement, pas non plus une page d’histoire sur laquelle le temps a passé, mais quelque chose de très intime, de terriblement profond qui pouvait atteindre chacun. » (P. Beuchot)

Un journal comme guide : Ernesto « Che » Guevara, le journal de Bolivie

L’écrit autobiographique est matriciel dans l’œuvre de Richard Dindo qui s’articule autour de deux grandes thématiques : le politique et l’artistique où le réalisateur est « le biographe de l’autobiographie ». Ernesto « Che » Guevara,… est une lecture cinématographique du Journal du Che du 7 novembre 1966 au 7 octobre 1967, soit des 11 mois d’échec de l’exportation de la guérilla et de la révolution jusqu’à la veille de sa mort. Le travail biographique de Dindo est une quête des traces laissées par le Che sur les lieux et les mentalités comme dans la mémoire des témoins. Dindo choisit de suivre à la lettre (les indications contenues dans le journal) le cheminement, le calvaire, du révolutionnaire dans la forêt, les montagnes et les zones reculées de la Bolivie, pays très enclavé d’Amérique latine marqué par de multiples putschs militaires.

Le journal, guide dans la quête d’histoire et de mémoire, permet une progression dramatique où les pensées, les réflexions jour après jour du Che sont corrélées aux paroles des témoins (compañeros, ex-militaires de l’armée bolivienne, campesinos, institutrice) filmées sur les lieux-mêmes où l’histoire s’est inscrite. La caméra se fait parfois subjective suggérant le point de vue du Che. Deux voix-off : l’une distante (celle de Christine Boisson) raconte les événements dans le présent avec des données historiques (faits, documents d’archives) tandis que l’autre, celle de Jean-Louis Trintignant, fait renaître la voix éteinte du Che avec cet écart profond entre les mots écrits en espagnol et leur lecture en français. Grâce aux voix-in et off le passé s’inscrit dans le présent du film et Dindo crée de la mémoire au cinéma.

Un essai pour reconstruire le passé : Retour à Reims [fragments]

Jean-Gabriel Périot construit un long flashback des années 1930 au Mouvement des gilets jaunes où se répondent images d’archives, extraits de documentaires de télévision et de films de fiction tandis que la voix d’Adèle Haenel, actrice militante, porte quelques phrases de Retour à Reims. Dans cet essai d’auto-socioanalyse, Didier Eribon utilise les outils de la sociologie et de la philosophie pour analyser, comprendre, transmettre et accepter son histoire singulière au sein d’un groupe social dont il est issu et transfuge : la classe ouvrière. Si Eribon dissèque les « deux verdicts sociaux : un verdict de classe et un verdict sexuel » dont il est marqué, Périot laisse de côté le travail de réappropriation, de reformulation et de revendication de son homosexualité décrit par Eribon dans son récit autobiographique.

Le film-essai de Périot, transfuge de classe lui-aussi, progresse selon deux mouvements : à la reconstruction d’un individu réussissant à échapper aux déterminismes de classe succède les causes de l’évolution politique de la classe ouvrière (et de la famille d’Eribon) des années 1950 aux années 1990 passant du vote communiste à celui d’extrême droite. Son travail de recherche et de choix d’extraits, aide précieuse à la compréhension de la théorie critique formulée par Eribon dans son livre, crée une image kaléidoscopique de la classe ouvrière articulée autour de la captation des paroles (des femmes en particulier) et des représentations cinématographiques des classes populaires.