Le projet d’un film qui aborde la question de la folie est né en 2015. Je me suis rapidement lancé dans une succession de repérages et de tournages libres. C’est dans le cadre de ces recherches que j’ai découvert un réseau international d’entendeurs de voix, nommé Intervoice, qui fédère des groupes de parole dans de nombreux pays. L’association permet aux personnes concernées de voir qu’elles ne sont pas les seules à entendre des voix, en même temps qu’elle favorise une visibilité du phénomène dans le monde.
J’ai rencontré Ron Coleman deux ans après le début de mes tournages. J’ai alors décidé d’orienter mon projet autour de sa personnalité, de sa pratique, de sa famille et des groupes de personnes qui se constituent régulièrement autour de lui. Ron était une des figures emblématiques de ce mouvement et son implication dans la question de l’entente de voix se traduisait par une forte et singulière capacité de réflexion et d’expérimentation. Son approche me permettait de ne pas limiter mon projet à une personnalité exclusivement représentative d’Intervoice, mais de l’envisager autour de quelqu’un qui dépassait ce cadre. Au-delà d’être un entendeur de voix, Ron Coleman s’affirme comme « Psychotique et fier de l’être ». Nous avons découvert certaines similarités dans nos problématiques respectives, notamment sur des questions politiques et sur l’importance de l’expérimentation, qui sont des conditions nécessaires à la fois pour un projet de film et dans l’approche du dialogue avec les différentes personnes qui entendent des voix.
Il y a différents aspects. Dans le documentaire, la question du sujet et du cadre, me paraît extrêmement réductrice. Elle limite et occulte d’une certaine manière le potentiel expérimental. Sur le plan formel, travailler hors des grands cadres qui balisent la société permet de concevoir un film qui ne prend pas le spectateur par la main. Je crois que cela se ressent dans Arguments. En termes éthiques, en tant que documentariste, je ne peux absolument pas considérer ces entendeurs de voix ou ces personnes qui ont des perceptions anormales sous l’angle médical. Je n’ai aucune compétence pour aborder la chose de ce point de vue et je ne suis moi-même pas entendeur de voix. De ce fait, le film sort du cadre habituel de ce genre de phénomène, c’est-à-dire en l’occurrence la psychiatrie. On évacue la question du symptôme, puisque la maladie est bannie d’entrée de jeu. Je ne peux donc pas regarder comme des personnes malades celles et ceux qui s’affranchissent de la puissance de la psychiatrie. Une des grandes affirmations des entendeurs de voix, c’est que l’entente de voix fait simplement partie de la diversité des expériences humaines.
Le cinéma que je fais est souvent construit sur l’impossibilité de la représentation. Cela a été le cas dès mon premier film Zone Oeste tourné avec des narcotrafiquants, où la question du dévoilement du corps était impossible. J’avais déjà abordé le sujet de la voix intérieure dans un précédent film, Fading, qui traitait de la disparition du corps et de la persistance de la voix. J’ai aussi réalisé Yves, qui traite du handicap mental, et dans lequel l’usage de la parole est surtout indiciel. La représentation de la voix intérieure fait partie de ces grands enjeux cinématographiques qui se traduisent notamment par la « voix over ». La littérature le permet aisément, mais le cinéma se heurte à ses limites. Ron et sa femme, Karen Taylor, traitent les voix comme des entités présentes et arrivent à les faire émerger dans le visible et dans l’audible. Si on prend une scène d’Arguments comme celle de Debby, où la voix est convoquée dans le dialogue, se pose effectivement la question du regard, des silences, de la matérialisation qui font partie du langage cinématographique.
[...] Lire l'intégralité des réponses à cet entretien sur Bpipro