les yeux doc

Clin d’œil à William Klein

Muhammad Ali the Greatest © Studio William Klein (DR)
Julien Farenc est l'un des trois programmateurs de La Cinémathèque du documentaire à la Bibliothèque publique d'information. Il revient sur sa rencontre, en 2019, avec le photographe et cinéaste américain William Klein, disparu le 10 septembre à Paris, dont Les yeux doc diffusent un film considéré par beaucoup comme son chef d'oeuvre : Muhammad Ali The Greatest.

Je me souviens de William Klein, rencontré chez lui à Paris en 2019. Cet automne-là, j’ai le privilège de programmer deux de ses films pour la Cinémathèque du documentaire à la Bibliothèque publique d'information dans les salles du Centre Pompidou : The French et surtout Muhammad Ali the Greatest, en version restaurée. La rencontre avec le cinéaste est organisée par Polka magazine et son assistant m’a invité à venir le rencontrer à cette occasion.

Dans son grand appartement du Quartier latin, en ce mois d’octobre ensoleillé, les souvenirs toujours vivaces se bousculent, la parole teintée d’un indélébile accent américain. William Klein vit depuis les années soixante dans le quartier et c’est en voisin qu’il est descendu documenter l'effervescence d’un certain joli mois de mai 1968. William Klein a l’endurance d’un coureur de fond, promeneur impénitent avec sa caméra ready to shoot, toujours prête. Car la rue est depuis longtemps l’un des terrains de jeu de son insatiable curiosité.

Plus connu pour sa street photography qu’il pratique au hasard des rues de New York à partir des années 50, William Klein attrape les gestes, les attitudes, le mouvement déjà, celui de l’instant et de l’éphémère. Le photographe préfère le grain et la rencontre. Son premier film, Broadway by light en 1958, restitue une esthétique nocturne de l’errance, affirmant en préambule que “le spectacle le plus fascinant, l’objet le plus précieux, c’est la rue transfigurée [par les illuminations publicitaires]”.

William Klein n’a de cesse de naviguer de part et d’autre de l’Atlantique. Né à New-York, Klein vient à Paris en 1948. Alors peintre, Klein s’installe dans l’atelier de Fernand Léger. Vient ensuite la photographie, qu’il pratique de 1954 à 1964 pour aller chercher le “dialogue, un contact avec le public”. Vient ensuite le cinéma qu’il expérimente tous azimuts de 1964 à 1999, réalisant entre la France et les États-Unis une vingtaine de projets personnels, documentaires ou fictions, auxquels s’ajoutent les films de commande, les sujets pour la télévision et les publicités.

Cassius-le-grand est son second film personnel après Broadway by light, récompensé par le Grand prix du festival de Tour 1964. À Miami, William Klein a filmé Cassius Clay, l’étoile montante de la boxe américaine. Devant la caméra, le boxeur multiplie avec son coach les provocations, se paye la tête de la presse, fait le clown à l’entraînement, dans les coulisses, à la pesée. Après sa victoire inattendue contre Sonny Liston, Clay devient Champion du monde des poids lourds, un héros pour les afro-américains et l’homme le plus célèbre de la planète. Fasciné par son énergie, William Klein se tient dans la foule au plus près de lui. Réalisé sur ses fonds propres, le cinéaste porte lui-même la caméra 16 mm à l’épaule, sa grande stature lui permettant de rester toujours au contact. Klein filme et monte lui-même les images et le son direct.

Dix ans plus tard à Kinshasa, William Klein retrouve Cassius Clay, devenu Muhammad Ali, l’opposant américain le plus connu à la guerre au Vietnam, après son refus de combattre. Ali est ressuscité grâce à sa victoire sur George Foreman, encore plus surprenante que celle de 1964. Klein colle les deux chapitres pour former un long métrage unique : Muhammad Ali the Greatest, à regarder sur Les yeux doc, la seule plateforme en ligne à ce jour à proposer la version restaurée du film en 2019 avec ses nouveaux sous-titres.

Avec son tourbillon vertigineux d’images, William Klein donne à voir la trajectoire d’un mythe, une libération et une renaissance. Le mythe du tout-est-possible en Amérique. La libération de l’esclave possédé par ses riches propriétaires américains. La renaissance du renégat devenu icône américaine et panafricaine.

William Klein aime la subversion, l’énergie de la rue et ses foules. En 1967, William Klein signe le dernier chapitre de Loin du Vietnam, une entreprise collective d’opposition à la guerre au Vietnam orchestrée par Chris Marker avec des séquences co-réalisées par Joris Ivens, Claude Lelouch, Alain Resnais, Jean-Luc Godard et William Klein. Dans Vertigo, Klein filme la plus grande manifestation de l’histoire américaine. Street reporter, le cinéaste donne la parole aux minorités comme aux simples citoyens rencontrés au hasard des trottoirs. Le concert de la rue devient une démocratie en parole, un laboratoire politique à ciel ouvert.

Avec les événements de mai 68, William Klein a de nouveau rendez-vous à deux pas de chez lui, avec son temps et ses émotions collectives. Dans Grands soirs et petits matins, la rue est abasourdie de liberté. Petites et grandes figures se disputent une parole libérée, un torrent de spontanéité que la forme du film restitue dans son chaos et ses errements. Caméra au poing, le cinéaste est un farouche franc-tireur, engagé mais pas aligné, prêt à enregistrer Jacques Higelin enflammer la cour de la Sorbonne, comme les discours militants d’Alain Krivine.

À l’âge de 92 ans, William Klein était toujours fasciné par les athlètes, suivant inlassablement les compétitions de boxe ou de tennis toute la nuit sur son téléviseur. Peut-être parce que malgré tout l’argent du sport, la victoire est toujours incertaine, le destin toujours capricieux. Son regard n’avait rien perdu de sa curiosité, les yeux bleus étaient toujours acérés. Et quand soudain le public s’est levé à son arrivée impromptue au Centre Pompidou, les spectateurs venus découvrir Muhammad Ali the Greatest dans sa nouvelle version, l’ont acclamé à tout rompre. William Klein (1926-2022) : la rue, l'œil, la vie !