les yeux doc

Portraits émancipateurs

Les Prières de Delphine © Tandor Productions
Aux États généraux du film documentaire de Lussas (Ardèche), deux séminaires invitent chaque année les festivalier·ères à repenser le cinéma documentaire. Coordonnée par le chercheur et critique Romain Lefebvre, la première session de l'édition 2025 avait pour sujet Le cinéma documentaire comme force d'émancipation. Deux films Les yeux doc prolongent ce parcours : Les Prières de Delphine et Journal d’une femme nwar. Leur mise en scène de la parole incite à la libération, la prise de conscience et l’empouvoirement.

Si le cinéma documentaire « donne la parole aux invisibles », ce pouvoir appartient surtout aux cinéastes qui décident de ce qui est dit et montré. Quand l’émancipation d’une personne advient à travers le regard d’un autre, cet acte peut-il être représentatif d’une véritable affirmation de soi ? La question du positionnement vis-à-vis du « sujet » est posée par les dernières générations d’auteur·rices. Les nouveaux filmeur·euses s'interrogent sur les rapports de domination véhiculés par les représentations au cinéma et cherchent une nouvelle place sociale et politique pour l’artiste, celle de médiateur·rice de ces récits.

Les Prières de Delphine et Journal d’une femme nwar constituent deux portraits de jeunes femmes racisées vivant l’une en France, l’autre en Belgique. Pour confronter les vastes souffrances liées aux dominations culturelles et historiques et pour décrire le regard colonial et le racisme vécus dans les pays européens, les cinéastes Rosine Mbakam et Matthieu Bareyre réinventent les moyens de mettre en scène la parole en passant par le dialogue, la co-construction et la délégation de la caméra.

Outre la valeur collective portée par ces voix singulières, ces deux films comportent également une dimension thérapeutique pour leurs sujets. Le tournage d’un documentaire peut, pour la personne filmée, s’avérer le moment privilégié d’une prise de conscience et peut l’aider à s’émanciper de ses schémas psychologiques. Par bien des aspects, il peut s’avérer cathartique et proposer un « travail », comme en psychanalyse. En accompagnant la maïeutique de l’histoire personnelle de son sujet, un film peut servir de bâton pour avancer, d’espace pour se réinventer ou bien encore de fury room pour exorciser.

Les Prières de Delphine : une femme en colère

Delphine demande à son amie Rosine Mbakam, cinéaste camerounaise résidant comme elle en Belgique, de réaliser son portrait. La chambre de Delphine devient le terrain d’accueil de sa parole, un espace de jeu dramatique où elle dévoile son passé. De ses jeunes années, marquées par la prostitution et un viol, à son départ du Cameroun pour Bruxelles, Delphine raconte. Sa prise de parole prend la forme d'une supplication, d’un exorcisme, d’une prière. Sa colère, ses larmes et sa douleur sortent et sont accueillies par Rosine Mbakam qui en est la destinataire, le réceptacle, comme les spectateur·rices.

Delphine maîtrise la narration de son histoire et confronte parfois la cinéaste sur sa présence ou ses intentions. Cette dernière apparaît devant la caméra à la fin du film dans une scène où Delphine lui tresse les cheveux. Rosine Mbakam essaie d'éviter de s’approprier l’histoire de Delphine et tente de lui laisser un maximum de place. Leur rencontre, forcée par le regard occidental sur leur couleur de peau noire, n’aurait pas pu avoir lieu au Cameroun car elles sont issues de milieux sociaux différents. L’autre ou l’étranger ne sont jamais les mêmes selon le point de vue où l’on se place.

Rose ou le « devenir-femme nware »

Lors du tournage en 2016 de son film L'Époque sur le mouvement Nuit debout place de la République à Paris, Matthieu Bareyre rencontre Rose-Marie Ayoko Folly, un personnage détonnant qui transperce l’écran. Leurs conversations animées se transforment en amitié, et quelques années plus tard, en film. Matthieu et Rose discutent, dans la chambre de Rose ou par téléphones interposés. Ils s’opposent souvent, mais se protègent aussi l’un l’autre. À partir de son journal intime, Rose raconte, avec des mots durs et tranchants : elle souffre de sa situation de femme noire née en France, d’être réduite à sa couleur de peau et de la distance avec le Togo, pays qu’elle n’a jamais connu ; elle souffre des symptômes de sa maladie mentale, la bipolarité, qui la rend instable et volcanique.

Rose a l’art de se mettre en scène dans la vie comme devant la caméra. Elle flamboie dans ce rôle documentaire qui semble à la fois exacerber ses réactions et l’apaiser. Matthieu laisse Rose filmer et montrer sa réalité, sa vision de l’existence. Il y a des rires et du carnavalesque derrière tout ça, il faut renverser les rôles : le fou, le sain d’esprit, le noir, le blanc, le cinéaste, l’actrice, le sujet et son auteur. Le film passe autant par le choc que la fusion. Il n’y a pas d’excuses, juste des tentatives de rapprochement et de décloisonnement de nos imaginaires restreints.

En savoir plus

Lire l'édito de Romain Lefebvre, Séminaire 1, Etats généraux du film documentaire de Lussas 2025