les yeux doc

Gianfranco Rosi, à la recherche de la vérité

Gianfranco Rosi © Paul Katzenberger (cc)
Gianfranco Rosi est l’une des figures de proue du cinéma documentaire italien contemporain. À la question “Qu’est ce que le réel ?” posée par les éditions Cinéma du réel en 2017, ce documentariste à la croisée des genres répond : “La vérité dans le cinéma documentaire, c’est de trouver quelque chose de profondément intime dans ce que vous filmez, la synthèse de la vie.” 3 films illustrent cette recherche dans son travail sur Les yeux doc.
Des tableaux préparés en solitaire

Le cinéaste italo-américain Gianfranco Rosi confirme un renouveau du cinéma documentaire italien aux côtés de Michelangelo Frammartino, Pietro Marcello ou Roberto Minervini . Il s’agit néanmoins d’un cinéaste qui travaille essentiellement seul et n'est issu d’aucun mouvement en particulier. Rosi peut passer plusieurs années en immersion dans un milieu et chercher à créer une proximité avec ses occupants pour un projet de film. Naviguant entre les frontières, il choisit des lieux à l'imaginaire fort, souvent à la marge de la société, propices aux rencontres avec des personnages originaux ou archétypaux, qu’il filme seul :

« Ce processus préliminaire est long, tant pour les repérages que pour le choix des personnages. Je rencontre des centaines de personnes avant de rencontrer ceux avec qui je peux construire une relation. Je rentre dans leur vie quotidienne, je les laisse s'habituer à ma présence. Le moment arrive finalement où je me dis : voici la personne avec qui je veux travailler, à qui je veux donner mon temps. » [dossier de presse Notturno, entretien avec le réalisateur]

Frontières, circulations et transits

Des rives du Gange à Bénarès en Inde aux recoins du désert californien, depuis un motel de la frontière entre le Mexique et les États-Unis à celles, aussi brûlantes du Moyen-Orient, c’est l’idée de voyage et de circulation qui prend le dessus sur la fragmentation et la fermeture des  territoires. Même quand il filme en Italie autour de Rome le Grande raccordo anulare (GRA), le périphérique romain, ou sur l’île de Lampedusa, il raconte la croisée des chemins entre les destins tragiques des jetés sur les eaux de la Méditerranée qui trouvent là un terminus européen et la vie modeste des pêcheurs, presque filmés à l’identique des films néoréalistes italiens des années 1950, qui avaient une forte propension documentaire.

Chaque choix de lieu pourrait être perçu enfin comme un couloir entre la vie et la mort, dans une dimension quasi mythologique. Ainsi, le Gange est un lieu de vie et de funérailles, le désert, un espace de protection ou de mort lente, Lampedusa un lieu de vie ou un tombeau…

À la recherche de la vérité dans la distanciation

Gianfranco Rosi ne fait pas de distinction dans son travail entre documentaire et fiction. Se disant “trop paresseux pour rédiger un scénario”, il puise dans la vie ce qui lui permet de faire advenir “la vérité” documentaire.  Son cinéma n’est ni explicatif ni démonstratif. Le cinéaste dévoile des tranches de vie dans un cinéma sans commentaires, construit dans le temps du tournage puis du montage. Dans un art de la dispersion volontaire, Rosi ne relie pas les histoires singulières mais réalise une composition avec une mosaïque d’individus dans une recherche néoréaliste de la vérité qui peut tendre à la parabole. La fragmentation des portraits, par exemple sur l'île de Lampedusa, dans le camp de mobile-homes américain ou dans le “triangle des Bermudes” du Moyen-Orient, suggère l’existence de liens invisibles entre les personnes, par exemple les migrants et les pêcheurs. Gianfranco Rosi met en scène la vie comme un peintre du réel. Il dévoile un instant qui raconte l’avant et l’après sans restituer la trajectoire linéaire des personnages. Ces sauts de puces peuvent aussi illustrer le fait que malgré la séparation physique, sociale ou politique, il existe une résonance entre les êtres.

« Je n'ai pas essayé de raconter la guerre intestine entre les sunnites et les chiites, ni le rôle de l'Occident, ni le renversement constant des alliances. Je me suis tenu à distance des discriminations qu'appliquent entre eux les Kurdes, Irakiens, sunnites, chiites ou Yézidis. Ils se sentent tous victimes les uns des autres. Ils ont tous leurs raisons. Au-delà du conflit, je voulais que remontent à la surface les histoires et les personnages. Je me suis tenu à l'écart des zones de front et je n'ai pas suivi l'exode des réfugiés. J'ai plutôt cherché à les rencontrer là où ils tentent de refaire leur vie. [...] J’ai tenté de raconter la vie quotidienne de ceux qui vivent au bord de frontières qui marquent la séparation entre la vie et l’enfer. » [dossier de presse Notturno, entretien avec le réalisateur]

Below Sea Level, camp de survivants

Un campement sans eau, sans électricité, au milieu du désert californien, à trente-cinq mètres au-dessous du niveau de la mer, accueille des rescapés de la vie, riches de leurs désillusions, dont on ne connaît que le surnom : Cindy, The Doctor, Insane Wayne, Bulletproof, Water Guy. Et quelques histoires…

Fuocoammare, par-delà Lampedusa, des réfugiés à la croisée des eaux et des terres

Gianfranco Rosi ne filme pas seulement l'île de Lampedusa vue par le prisme des migrants qui s'y échouent, mais aussi à travers le regard de ses habitants comme Samuele, un apprenti pêcheur de douze ans dont la vue vacille, ou le docteur Martino, qui s'occupe des îliens et des morts en mer. Le film prend ainsi la distance nécessaire sur le drame humain qui se joue sur cette île aux magnifiques eaux turquoises, paradis pour certains, tombeau ou prison pour d’autres.

Notturno, la vie ordinaire de ceux qui vivent aux frontières de l’enfer

Notturno a été tourné le long des frontières de l’Irak, du Kurdistan, de la Syrie et du Liban ; tout autour, des signes de guerre, de violence et de destruction, et au premier plan, l’humanité qui se réveille chaque jour d’une nuit qui paraît infinie.

Gianfranco Rosi

Gianfranco Rosi est né à Asmara dans l’actuelle Érythrée. Après des études en Italie, il obtient le diplôme de la New York University Film School. À la suite d’un voyage en Inde, il produit et dirige son premier documentaire, Boatman. En 2008, son premier long métrage Below Sea Level, tourné à Slab City en Californie remporte notamment le prix Orizzonti au Festival de Venise et le Grand prix des jeunes à Cinéma du Réel 2009. En 2010, son film El Sicario, Room 164 remporte le Prix international de la critique FIPRESCI au festival de Venise et le prix Doc/It du meilleur documentaire de l’année. [...] En 2013, Rosi tourne le long métrage documentaire Sacro GRA qui remporte le Lion d’Or au Festival de Venise en 2016, devenant ainsi le premier documentaire à recevoir cette récompense. Fuocoammare (2016) remporte l’Ours d’or à la Berlinale et le Prix du meilleur documentaire aux European Film Awards. Notturno (2020) est sélectionné à la Mostra de Venise. Le film gagne le Prix UNICEF et le Prix du Meilleur film italien. Enfin In Viaggio (2022) est un portrait du Pape François réalisé à partir d’un vaste montage d’archives.

Textes issus de Qu’est-ce que le réel ? Ed. Festival Cinéma du réel, 2018 et inspirés de la revue Images documentaires n.87 : exils : Gianfranco Rosi : brûler la mer, brûler le regard, par Charlotte Garson ainsi que du texte de présentation du cycle Gianfranco Rosi, filmeur au monde par Arnaud Hée, programmateur à la Cinémathèque du documentaire. Une intégrale de l'œuvre de Gianfranco Rosi s’est tenue à la Bpi du 25 juin au 1er juillet 2021.