les yeux doc

Marion Bonneau présente "Contre-chant : luttes collectives, films féministes"

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Du 19 avril au 4 juillet 2024, le cycle "Contre-chant : luttes collectives, films féministes" de La cinémathèque du documentaire à la Bpi propose de “retracer les luttes d’hier à la lumière des luttes d’aujourd’hui”. Une quarantaine de films des années 70 à nos jours sont diffusés au Centre Pompidou en partenariat avec le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir. Nous avons rencontré Marion Bonneau, à la tête de cette programmation.
Quelle est l’origine du cycle “Contre-chant” ?

Cela faisait déjà un long moment que je souhaitais montrer des films issus du catalogue du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir (CASdB). Il était néanmoins délicat de montrer ces films car une bonne partie d’entre eux ont été tournés en vidéo légère dans les années 70 et la qualité du matériel peut poser question pour une diffusion sur grand écran. D’après moi, l’importance des témoignages constitués par ces films passait au-dessus des problématiques de définition ou de qualité d’images. Aussi, le Centre audiovisuel Simon de Beauvoir faisant partie du réseau de la Cinémathèque du documentaire, cela a encouragé la mise en valeur de leur fonds. Enfin, j’avais pris contact avec le CASdB au moment de la restauration de Sois belle et tais-toi ! de Delphine Seyrig lorsque ce film très important de leur catalogue a été restauré et diffusé en salles en 2023. Ces échanges m'avaient à nouveau donné l’envie de programmer des films du CASdB.

Pouvez-vous nous présenter le Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir et ses activités ?

Le CASdB a été fondé en 1982 par Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig et Ioana Wieder dans l’idée de créer un espace pour la conservation et l'archivage mais aussi, la formation à la réalisation et la production de films en vidéo légère. Dans les années 70, Carole Roussopoulos s’est très rapidement saisie de la vidéo légère pour en faire un outil de création et de militantisme et elle a formé beaucoup de femmes à la vidéo. De nombreuses bandes ont été tournées et dix ans plus tard, les réalisatrices se sont aperçues collectivement que ce matériel fragile devait être conservé correctement pour traverser le temps. Aussi, elles ont certainement réalisé que leur productions constituait les fondations de ce qu’on a pu appeler plus tard un “matrimoine audiovisuel”. Au début des années 90, le Centre a fermé. Il a rouvert dans les années 2000 notamment grâce au travail de personnes comme Nicole Fernandez Ferrer et Hélène Fleckinger. Depuis, ses activités se sont diversifiées, notamment avec un travail d'éducation aux images, par exemple avec les activités Genrimages en milieu scolaire ou des interventions en milieu pénitentiaire.

Comment avez-vous travaillé avec le Centre et comment avez-vous pensé et élaboré cette programmation ?

La programmation part d’une exploration du fonds de films du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, qui débute dans les années 70 avec des films militants et dont les acquisitions se poursuivent toujours aujourd'hui. L’équipe du CASdB m'a guidé pour arpenter le catalogue, j’ai visionné beaucoup de leurs propositions. Autour de cette première sélection, j’ai ensuite suggéré des films extérieurs au fonds qui ont été discutés collectivement. L'idée était de faire entrer en dialogue les films du CASdB avec des films extérieurs pour montrer à quel point ce catalogue entre en résonance avec d'autres œuvres. J’avais la volonté de montrer qu’il existe un héritage de ce “matrimoine audiovisuel” constitué par le CASdB et qu’il est possible de tisser des liens forts entre ces films et les productions d’aujourd'hui.

Pouvez-vous nous présenter les grands axes thématiques de Contre-chant ?

Le cycle est constitué de séances spéciales et de plusieurs grandes sections.
“Filmeuses, à contre-courant” montre la volonté des réalisatrices de faire des films autrement et d’utiliser des moyens différents pour créer et poser un autre regard sur le monde. La vidéo légère a ouvert une voie offrant des alternatives dans laquelle certaines réalisatrices se sont engagées se disant qu’avec ces nouvelles techniques, il y avait la possibilité de produire des films à moindre coûts en marge d’une industrie cinématographique et télévisuelle.

Industries audiovisuelles qui excluaient les femmes à cette époque…

Tout à fait. Nous partons de cette idée de faire autrement, à contre-courant. Cette partie englobe aussi un cinéma qui va proposer un montage plus expérimental et va s’emparer d'archives comme matériau pour produire différemment. Il y a une expérience différente du regard. L’économie de moyen permet de trouver des astuces très inventives pour pallier certains manques.

La deuxième section s’intitule “Féministes, par-delà les frontières”. L’idée était de montrer que les luttes féministes se sont construites dans une attention portée à ce qu’il se passait à l'international. Dans les années 1970, on constate que les féministes en France se sentaient concernées par le sort d’une prisonnière politique au Brésil ou par le procès de trois femmes au Portugal. Les luttes féministes deviennent plus fortes en s’unissant par-delà les frontières. Dans des films comme Conférence des femmes. Nairobi 1985, on assiste à des rassemblements de femmes abordant des réalités très différentes, dialoguant et s'apportant mutuellement des idées. D’autres séances sont articulées autour d’un contexte plus spécifiquement étatsunien, notamment avec Flo Kennedy et un programme autour des Black Panthers. Ces séances viennent pointer les points d’intersections entre les luttes, et dans ce cas précis, le combat à mener contre les discriminations vécues par les personnes racisées

Une troisième partie “Avec les travailleuses” a été articulée autour des inégalités hommes-femmes perpétuées au sein du monde du travail. Présenté dans ce cadre, Sois belle et tais- toi ! interroge le statut des comédiennes dans le cinéma des années 70. Le film montre les rôles stéréotypés et les relations de domination au sein du milieu cinématographique. Ce qu’il dénonce, dès 1976, semble encore d’une grande actualité. Et ce constat ne s’applique pas qu’au cinéma. No Gravity, a été réalisé par une ingénieure aéronautique, Silvia Casalino, aujourd’hui coprésidente de la Conférence européenne des lesbiennes. Ce film part de son rêve de devenir astronaute et interroge la place des femmes dans l’histoire de la conquête spatiale. Alors même qu’elles sont impliquées et compétentes, les femmes se retrouvent souvent bloquées dans leur carrière face à un plafond de verre qu’il faudrait briser.

Le dernier axe “Nous ne sommes pas mâles dans notre peau” interroge les violences sociales liées au genre et à la sexualité. Cette partie revient sur les stéréotypes de genres, la lutte pour l’avortement, elle interroge les pratiques gynécologiques, revient sur la prise en charge de personnes survivantes de violences conjugales, montre les luttes pour les droits des personnes LGBTQIA+ et le parcours de personnes en transition de genre.

Deux films Les yeux doc font partie de votre sélection : Espace d'Éléonor Gilbert et Les Prières de Delphine de Rosine Mbakam, serait-il possible de dire à nos lecteurs pourquoi ces films ont été choisis pour le cycle ?

J’affectionne le film Espace depuis très longtemps. Il s'agit également d’un court métrage beaucoup utilisé par l'intervenante Laetitia Puertas dans le cadre du programme d’éducation à l’image et au genre Genrimages. Espace fait apparaître très clairement le manque d’espace dont disposent les filles pour jouer au sein de la cour de récréation de l’école à travers le témoignage dessiné sur papier de Ninon, la fille de la réalisatrice. Le film a été présenté dans une séance dédiée aux activités Genrimages menées par le CASdB avec d’autres courts métrages, comme Ça bouge à Mondoubleau, un film de Carole Roussopoulos nous présentant un débat sur l’égalité des sexes entre professeurs et collégiens. Ce programme offrait un voyage dans le temps entre les années 80 et aujourd’hui.

Et pour Les Prières de Delphine ? Qu’est-ce qui a motivé votre choix ?

Les Prières de Delphine a une place particulière au sein de la programmation, parmi les séances spéciales. Projeté au Festival Cinéma du réel, il a ensuite intégré le catalogue Les yeux doc : c’est un film qui a été fort soutenu par la Bpi. Rosine Mbakam faisait, il y a peu, un retour en salle avec le magnifique Mambar Pierrette. La démarche de Rosine Mbakam, même si elle est éloignée dans l’espace et le temps, vient rappeler certains dispositifs esthétiques et éthiques que l’on trouve dans la vidéo légère des féministes des années 70. Il y a, au départ, un idée de co-construction du film avec la personne filmée : en effet, c’est Delphine qui propose à Rosine le projet du film, et elle participe activement à la mise en scène. Il y a aussi le temps long de l’écoute, et ce que permet le dispositif filmique dans une ouverture de la parole : Delphine trouve un cadre et une oreille pour raconter son histoire, un parcours constellés de blessures, de son départ du Cameroun à sa vie en Belgique. A travers ce possible empuissancement, celui de retrouver la main sur son propre récit, il y a aussi la possibilité de faire un portrait qui participe à la déconstruction des stéréotypes.

Enfin, pourriez-vous évoquer un ou deux temps forts du cycle ?

Le premier week-end du cycle, nous avons accueilli pour la première fois dans le cadre de la programmation de la Cinémathèque du documentaire à la Bpi une pièce de théâtre. Le spectacle Rembobiner du collectif Marthe revient sur toute l'œuvre de Carole Roussopoulos. C’était une bonne manière d’entrer dans la programmation, dans la mesure où une dizaine d'œuvres de la réalisatrice sont présentées dans “Contre-chant”.

Deux autres séances spéciales avaient aussi une résonance particulière. Dans son film Le jour ou j’ai découvert que Jane Fonda était brune, Anna Salzberg interroge sa mère sur son passé féministe. Ne trouvant pas assez de réponses, elle va échanger avec des femmes du MLAC, le Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception, et chercher des archives des années 70. Le film vient parler de la question de la transmission d’un héritage féministe et montre comme cette transmission est parfois difficile ou empêchée. Le travail d’Anna Salzberg consiste donc à contourner les obstacles et aller chercher d’autres manières de transmettre une histoire personnelle, en la rendant collective. Ce film vient créer des liens entre ce qui a été fait dans les années 70 et une génération actuelle qui cherche à connaître cet héritage lequel, en dehors du travail du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir et de la BnF, est encore difficilement accessible et visible. Anna Salzberg travaille d’ailleurs elle aussi dans des collectifs de filmeuses. Le jeudi 27 juin, elles viendront présenter le travail du collectif de La Poudrière.

 

Pour aller plus loin, lire le dossier Contre-chant : luttes collectives, films féministes sur Balises, le magazine de la Bpi.