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Les invisibles du rêve chinois

Le dernier train ©Cat & Docs
En ce début de XXIe siècle, la Chine, devenue l’une des premières puissances mondiales, a rattrapé son retard dans la “course au progrès” : en l’espace de 50 ans, l’exode rural de millions de travailleurs agricoles a permis à la République populaire d’augmenter sa productivité de manière inouïe.

Grâce à ce contexte économique favorable, des millions de personnes se sont extirpées de la pauvreté mais des disparités demeurent entre la côte est, où se trouve le cœur économique du pays et les provinces de l'ouest, demeurées très rurales et présentant un important retard de développement. Les habitants des campagnes doivent pour la plupart faire le choix d’aller travailler dans les pôles urbains pour assurer la subsistance de leurs familles.

À cette période de l’année, des centaines de millions de travailleurs chinois devraient normalement se trouver sur les routes pour fêter le nouvel an lunaire en famille. Cet évènement, qui représente d’habitude la plus grande migration humaine annuelle mondiale, est encore bouleversé cette année par la crise sanitaire. Un protocole extrêmement strict est appliqué par le gouvernement chinois sur les déplacements en prévision de la tenue des J.O. d’hiver à Pékin. Alors que va démarrer ce mardi 1er février l’année du Tigre d'Eau, revenons sur différents films qui nous invitent à découvrir les dessous de la croissance du Dragon. Partons à la rencontre des invisibles du rêve chinois.

L’attraction des villes

Pour contrôler les déplacements de population et assurer la production agricole, Mao avait institué en 1958 un passeport intérieur : le hukou. Le gouvernement actuel a conservé ce document juridique pour éviter l’assaut des grandes villes, prévenir le risque d’un chômage urbain élevé et la formation de bidonvilles. On ne peut changer un hukou rural en hukou urbain sauf dans certaines conditions liées à la qualification du travailleur, mais il reste très difficile de l’obtenir dans les villes où le marché du travail est fortement concurrentiel. En l’absence de ce passeport, tout citoyen souhaitant être embauché dans une ville devient alors un clandestin dans son propre pays et n'a pas accès à certains droits (logement, éducation). Les entreprises utilisent ces migrants, les Mingongs, comme une réserve en main d'œuvre peu coûteuse et remplaçable à merci.

Dans Le Dernier train, la famille Zhang parcourt près de 2000 kilomètres pour rentrer chez elle dans le Sichuan à l’occasion du nouvel an. Outre la longueur du voyage, c’est la pénibilité de l’entreprise qui rend la situation dramatique. Le couple doit faire la queue des jours entiers pour obtenir un ticket de train puis patienter encore de nombreuses heures en gare avant d’accéder à un wagon à la force des coudes. Les images, époustouflantes, marquent symboliquement la fracture entre les villes et les campagnes et donnent à ressentir l’ampleur de la séparation. Les Zhang ont quitté la campagne alors que leur fille Qin n’était qu’un nourrisson. Comme le raconte la maman, ils ont dû sécher leurs larmes pour assurer l’avenir de leurs enfants et leur permettre d'accéder à l’éducation. Cette situation sacrificielle met un poids immense sur les épaules de leur progéniture qui doit absolument réussir. La relation, déjà délitée par la distance, s’envenime jusqu’à devenir conflictuelle. La pression sur l’avenir est telle que les enfants ont envie de s’échapper de la voie que leurs parents leur ont réservée.

Autour des usines et des chantiers gravitent dans la rue des vendeurs clandestins. C’est le cas d’Ayi, une femme chinoise de cinquante ans. Venue d’une province rurale de l’Est, elle installe depuis près de vingt ans sa cuisine ambulante dans une rue de Shanghai où elle vend des nouilles sautées. On comprend vite les difficultés quotidiennes de la commerçante, soumise à des contrôles policiers permanents qui n'ont aucune chance de s'alléger puisque le nouveau chef de la police a pour objectif de “nettoyer les rues”. Ayi travaille tous les jours et toute l’année. N'ayant pas pu aller à l'école dans sa jeunesse, elle est particulièrement préoccupée par la réussite de sa fille dans ses études. Pour subvenir aux besoins de toute la famille, les plus jeunes comme les anciens, cette battante a migré à Shanghai, mais les affaires ne sont pas au beau fixe cette année et le nouvel an se fera sans cadeaux.

Politiques de la ville

La mégapole de Chongqing brille de mille feux. Les investisseurs immobiliers n’ont pas chômé et de nouveaux quartiers rutilants naissent des décombres des quartiers traditionnels, rasés les uns après les autres. Tous ? Non ! Car un quartier peuplé d'irréductibles résiste encore et toujours à l'envahisseur. Nous retrouvons les Mingongs dans le film Derniers jours à Shibati d’Hendrick Dusollier. Shibati est le dernier quartier populaire de la ville. Ses habitants seront bientôt délogés et devront quitter le centre-ville pour rejoindre les faubourgs. Les habitants de Shibati s’interrogent : pourquoi ce Français qui ne parle pas un mot de chinois vient-il filmer la précarité de ce vieux quartier ? Hendrick Dusollier s'intéresse à la transformation des villes, à la destruction et à la disparition. Filmer les invisibles, c’est aussi lutter contre l’oubli. Il emporte donc avec lui les souvenirs des habitants et rend hommage à une vie populaire, sur le point de s'arrêter. Vendeurs de légumes, coiffeurs de rue, enfants qui jouent dans les ruelles… C’est une attache sentimentale des habitants à l’histoire de leur quartier, ses lieux, ses personnages et ses objets qui est filmée. Un déracinement encore.

Le partage du sensible communautaire

Dans le film Present.perfect, de nouvelles catégories d’invisibles se donnent à voir sur nos écrans. Avec l’essor d’internet et, en particulier des livecam, travailleurs à la chaîne, mendiants, personnes en souffrance mentale, en situation de handicap, jeunes, déclassés et sans emploi prennent la parole et se mettent à nu, sans misérabilisme, face à une communauté de spectateurs. Rejetés dans la vie réelle, ils cherchent à exister, et plus que tout, à être connectés au monde.

Le dialogue existant entre ces personnes et leur public communautaire créé un rapport de fascination envers ces images, passées au noir et blanc. On porte une attention particulière aux visages et bien sûr, aux regards. Ces héros du quotidien, ces “gens qui ne sont rien” semblent s’adresser à nous, spectateurs. C’est avec courage et fierté qu’ils partagent leurs peines et c’est avec une grande attention que nous écoutons leurs pensées. Le film de Shengze Zhu est une ode à la survie. Ses récits sont sombres. Mais le film trouve de la lumière à travers son montage car le dispositif particulier de la juxtaposition des dicours ouvre un espace de communion entre les filmés et les spectateurs, un partage du sensible.

Pour en savoir plus :

Article du monde diplomatique : La deuxième génération des « mingong »
Article de Balises : La Chine sur la voie de la puissance
La Chine contemporaine / Alain Roux. Paris : Armand Colin, 2015. 6e édition
Les migrations intérieures en Chine. Le système du Hukou / Jing Wang. Paris : L'Harmattan, 2012
Le partage du sensible. Esthétique et politique / Jacques Rancière. Paris : La Fabrique, 2000