les yeux doc

T… comme Théâtre, au festival d'Avignon

Of shadows
Né d’une rencontre entre l’acteur, metteur en scène et directeur de théâtre Jean Vilar et le poète René Char, le Festival d’Avignon propose sa 77ème édition du 5 au 25 juillet 2023 autour des mots, des langues, et de la joyeuse confusion de la traduction. Le théâtre se vit aussi ailleurs, loin de l’ébullition artistique de la Cité des papes. Sur les planches ou sur les routes, quatre films appréhendent la création théâtrale dans sa diversité, son engagement et sa profondeur.

Au fil du temps et de ses directeurs, le festival, fondé en 1947 et d’abord dédié au théâtre classique, a intégré la création contemporaine et d’autres arts du spectacle pour devenir le rendez-vous estival international des arts de la scène. Chaque année un millier de compagnies vient jouer dans le off d' Avignon et environ 40 créateurs du in assurent près de 300 représentations. Tiago Rodrigues, le nouveau directeur du festival a ressemblé en 2023 Bintou Dembélé, Philippe Quesne ou encore Pauline Bayle...

Sans parler du in et du off avignonais, à Roubaix, La Borde, Rennes ou sur les plateaux du Huangtu en Chine, la préparation d'un spectacle se vit de différentes manières, avec différents niveaux, échelles, enjeux.

Une Compagnie extra-ordinaire : Le monde est un théâtre 

« Le monde entier est un théâtre. Et tous, hommes et femmes n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles. »
Comme il vous plaira, W. Shakespeare

La Compagnie de l’Oiseau-Mouche à Roubaix travaille depuis une quarantaine d’années uniquement avec des personnes en situation de handicap bien trop souvent marginalisées et exclues dans leur vie quotidienne. Thierry, fil conducteur du film, acteur de la troupe depuis plus de 30 ans, a fait sienne la réplique de Comme il vous plaira. Chaque instant de sa vie est une évidence théâtrale qui lui permet d’être connecté à lui-même et de créer un lien imaginaire jusqu’à la magie avec les autres. Ne sachant ni lire ni écrire, mû par un désir impérieux d’être dans les mots et le langage, il a développé une stratégie inouïe semblable à une écriture hiéroglyphique pour apprendre ses rôles. Thierry, acteur à la créativité majuscule, est un intermédiaire grâce auquel notre regard sur le handicap s’inverse, se retourne.

En 2021, Le compagnie de l’Oiseau Mouche a présenté Bouger les lignes au Festival in d’Avignon.

Le théâtre à l’hôpital : La moindre des choses

 « La moindre des choses » est l’expression employée par Jean Oury (1924-2014), fondateur et directeur jusqu’à sa mort de la clinique de La Borde en Sologne, pour définir la psychothérapie institutionnelle, démarche psychothérapeutique qui repose sur une dynamique de groupe et la qualité de la relation soignants/soignés. Le soin est pensé et agi comme une tentative de vivre ensemble, en respectant l’identité et la singularité de chacun. Nicolas Philibert prend pour prisme le projet théâtral mené chaque année avec pensionnaires et soignants qui s’achève avec une représentation publique le 15 août. Le cinéaste montre le processus à l’œuvre, les épreuves à surmonter, la musique qui s’invite dans Opérette, pièce fantasque, pleine de dingueries où W. Gombrowicz oppose à la bêtise une « divine idiotie ». Répéter, travailler ensemble à un projet commun crée un lien très fort et non intrusif.

En 2022, Le Malade imaginaire de Molière a été joué dans le grand parc arboré de La Borde.

Jorge Lavelli au travail : L’Ombre de Venceslao 

Né à Buenos Aires en 1932 et arrivé à Paris en 1960, Jorge Lavelli est un monstre de la mise en scène de théâtre et d’opéra. Fondateur et directeur du Théâtre national de La Colline de 1987 à 1996, il consacre son temps à la découverte d’auteurs contemporains dont Copi, romancier, dramaturge et dessinateur argentin, figure du mouvement gay, né en 1939 et décédé du Sida en 1987. Pour cette création à l’Opéra de Rennes, Lavelli écrit le livret de L’Ombre de Venceslao d’après la pièce éponyme de Copi, confie la partition à Martin Matalon, lui aussi argentin, et la direction au catalan Ernest Martinez-Izquierdo. Cette œuvre ne se fait pas sans discussions entre les visées tantôt communes, tantôt divergentes, du metteur en scène, du compositeur et du chef d’orchestre. Au centre de ce work in progress, le maestro Lavelli, 84 ans en 2016, possédé du théâtre, est toujours en mouvement et incarne ses visions en les jouant, les parlant, les mimant pour que les chanteurs/acteurs/danseurs entrent en même temps dans la mise en scène, le texte et leur voix. L’intensité des répétitions répond à celle, surnaturelle, de la métamorphose de la pièce en opéra qui est la marque d’une grande amitié et d’un dialogue ardent entre Lavelli et Copi par-delà le temps et la mort.

L’Ombre de Venceslao, dernier opéra de Jorge Lavelli, a été présenté à l'Opéra Grand Avignon en 2017.

Par les chemins et les villages du Plateau du Huangtu : Ombres chinoises 

La Chine est le berceau du théâtre d’ombres qui mêle art du conteur, magie des lanternes et musique traditionnelle. Premier long métrage documentaire de Yi Cui, artiste née en Chine et vivant au Canada, Ombres chinoises suit une troupe de marionnettistes et de musiciens qui se déplace en triporteur de fortune sur les routes de terre du plateau de Loess au Nord de la Chine. Ces artistes ravivent dans les villages une culture millénaire à laquelle les anciens sont très attachés et que découvrent, parfois avec ravissement, les jeunes générations. Le film s’attache au quotidien de la troupe fait des aléas (électriques, climatiques,…) des tournées. Les comédiens partagent aussi des réflexions sur leur métier qu’ils aiment et ne veulent pas quitter malgré les difficultés et le grand écart qui sépare la pratique du théâtre d’ombres dans les campagnes et les spectacles officiels pompeux montés en ville. Les contradictions de la Chine actuelle tiraillée entre l’autosatisfaction des discours gouvernementaux sur la modernité et la réalité rurale et populaire gardienne d’une mémoire collective séculaire, sont au cœur du dispositif filmique qui s’appuie sur des scènes diurnes et nocturnes flirtant avec un monde onirique nous rappelant que le mot cinéma en Chine est porté par deux idéogrammes signifiant « ombres électriques ».