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Entretien avec David Dufresne

David Dufresne – 16th Zurich Film Festival ©Andreas Rentz-Getty Images
Journaliste, écrivain, réalisateur, David Dufresne alterne les formes dans son travail au long cours. Avec «Un pays qui se tient sage», il choisit le cinéma pour aborder et questionner les violences policières.

Vous vous intéressez aux violences policières depuis longtemps, comment a commencé ce travail ?

Le travail a démarré tout début décembre 2018 autour des Gilets Jaunes et du mouvement lycéen. En remontant le temps, je me suis rappelé que j’avais déjà signalé, le 1er mai 2018, la vidéo de Taha Bouhafs sur Benalla, sur le mode «allo préfecture de police, qu’est-ce que vous faites ?». C’est en réalité depuis les années 1980 que je m’intéresse à la question du maintien de l’ordre. J’ai déjà publié des livres et réalisé des films sur le sujet. L’élément déclencheur fut le meurtre de Malik Oussekine en décembre 1986, qui m’a marqué à vie. J’étais jeune étudiant, fraîchement débarqué à Paris, j’avais 18 ans, je n’oublierai jamais les voltigeurs à mes trousses.

Un pays qui se tient sage est le fruit de plusieurs éléments: les violences policières, l’intérêt pour l’image, la curiosité pour les réseaux sociaux. J’ai réalisé des documentaires interactifs en 2010 et 2014: Prison Valley (lauréat du World Press Photo, NDLR), Fort McMoney. J’ai toujours été passionné par les formes hyper-textuelles. Mon premier site remonte à… 1994. Il était naturel pour moi de considérer les images des réseaux sociaux comme autre chose que de simples vignettes qu’on «swipe» ou qu’on scrolle, et finalement qu’on zappe et qu’on oublie. C’est la convergence de ces éléments qui m’a conduit au film. J’ai d’abord tenu Allô Place Beauvau pour signaler et recenser les violences policières sur Twitter. Puis, j’ai écrit un roman, Dernière sommation (Grasset), inspiré de ce qui m’était arrivé en devenant lanceur d’alerte malgré moi. Enfin, ce film. Quand j’ai posté mon premier tweet, je n’ai jamais imaginé que cela durerait trois ans.

Vous êtes très actif sur internet, ce qui semble à priori  peu compatible avec le cinéma documentaire, en quoi ces médias sont-ils complémentaires ?

Je vais être assez réservé avec certains de mes confrères documentaristes: je trouve que la forme documentaire mériterait d’être régénérée. J’ai du mal à considérer que, dans les années 2020, on puisse filmer encore comme dans les années 1970 ou 1980, avec l’auteur en surplomb. Je suis intimement convaincu de l’importance de l’auteur, mais il me semble que, dans un monde saturé d’images, on ne peut plus faire comme si – Godard l’a très bien dit – réaliser un film allait encore constituer un événement. C’était valable dans les années 1960 quand celui qui possédait une caméra, qu’il aille chez les Papous ou chez les zazous, était Dieu. Aujourd’hui, chacun a une caméra en poche. C’est en ayant cette réalité en tête que l’auteur peut exercer son regard.

Je ne dis pas que les documentaires doivent tous se calquer sur des vidéos de réseaux sociaux, mais que la façon d’entrevoir la documentation du monde mériterait un dépoussiérage. Il y a peu, James Hoberman, un critique américain, comparait Un pays qui se tient sage à du Jean Rouch, et aux débuts du cinéma-vérité. Hoberman avait peut-être un peu bu (rires) mais, d’une certaine manière, les images que j’ai choisies sont bien du cinéma brut, du cinéma direct — et pourquoi ne pas s’en servir ? Pourquoi penser que je devrais être mieux placé avec ma caméra qu’un manifestant en train de se prendre un coup de matraque ? Je crois vraiment que le mode de captation et de diffusion des images peut être renouvelé. Le genre documentaire est essentiel à mon cœur, mais pas celui qui m’assène à coup de voix off ce que je dois penser et ressentir. Quand Jérôme Rodriguez s’écroule place de la Bastille, que son téléphone tombe avec lui et filme magistralement, et involontairement, le Génie de la Bastille, c’est du documentaire. Pur. Le monde du documentaire subit une pression économique terrible, une pression formelle de la télévision, terrible elle aussi, on n’a donc pas envie de l’attaquer, mais je dirais qu’il est surprenant qu’une partie des documentaires d’auteurs qui prétendent nous expliquer que le monde devrait changer puissent eux-mêmes être… formellement très convenus.

Le dispositif du film interroge la question du regard, à la fois parce que le spectateur regarde des images, mais aussi parce que des personnages visionnent et analysent ces mêmes images. Pourquoi cette mise en abîme ?

Au départ, il y a la volonté farouche que ce soit un film de, par et pour le cinéma. Je sortais d’une expérience télévisuelle pas très sympathique où le producteur m’avait imposé une voix off. J’ai choisi le cinéma pour la liberté de création et parce que je considère que ces images-là, verticales, horizontales, pixellisées ont une valeur documentaire au sens le plus noble qui soit. L’idée était de diffuser ces images, vues habituellement sur nos téléphones, sur grand écran et en les préservant, c’est-à-dire sans les étirer ni zoomer pour qu’elles remplissent l’écran, en les laissant dans leur format d’origine et, si besoin, avec à gauche et à droite, du noir. Pendant deux ans, j’ai travaillé sur ces images qui pour moi, comme pour tous ceux qui les voyaient, avaient une valeur informative inégalée. Mais pour qu’elles prennent leur dimension documentaire, qu’on les regarde et non plus qu’on les voie, qu’elles nous alertent, il fallait les passer sur grand écran. Il fallait demander aux gens de réfléchir à ces images sans les montrer sur un petit écran à l’intérieur d’un autre petit écran, comme le fait la télévision, où on finit par ne plus voir d’images du tout. Là, c’est l’inverse, on invite les spectateurs à regarder ces images au cinéma, sans pouvoir détourner le regard, sans être interrompu par un téléphone ou une notification. J’ai eu un choc lors du tournage en voyant ces images pour la première fois sur grand écran, j’ai pleuré, j’étais sidéré. Ensuite, en voyant réagir les protagonistes du film, des victimes, des chercheurs, des politiques, je me suis dit : c’est ça l’effet du cinéma, l’effet de la projection, de la boite noire. Et puis, lors des débats, on s’est rendu compte avec l’équipe à quel point placer des témoins devant des images pour les commenter agissait comme un miroir à spectateurs.

 

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