En attendant les robots
Nuits et jours, Otto efface pour un centime des visages sur Google StreetView. C’est l’une des tâches que lui et ses amis du monde entier réalisent sur Amazon Mechanical Turk, une plateforme de microtravail. Otto plonge dans un monde robotique qui soulève la question de l’humanité.
Des automates d'Héphaïstos au Golem, les mythes ont toujours inspiré les inventeurs, et inversement. Les géants du numérique ne cachent pas leurs références historiques ou culturelles. Quand Andy Rubin, le concepteur d’Android, intitule sa gamme de téléphones “Nexus”, il fait référence aux replicants de Blade Runner (Philip K. Dick). Quand Elon Musk développe le lacet neuronal Neuralink, il puise son concept dans Le Cycle de la culture (Iain M. Banks). Quant à Amazon, en nommant en 2005 sa plateforme de microtravail “Mechanical Turk” (Turc mécanique) elle évoque avec un humour grinçant un célèbre automate joueur d’échecs, une supercherie du XVIIIe siècle dont la mystification reposait sur un humain caché à l'intérieur du dispositif !
Depuis 2023, des penseurs et économistes du monde entier, parmi lesquels Cédric Villani, débattent de l’obsolescence de l'homme dans le monde du travail, surtout depuis l’apparition de Chat-GPT développé par Open AI. Natan Castay traite le sujet de l’automatisation du travail à l’envers. Et si, au cœur des systèmes capitalistes numériques, les machines avaient besoin des humains ? En attendant les robots présente au spectateur des actions que l’on pensait déjà automatisées (détourage, floutage, transcription textuelle…). Mais c’est l’inverse qui nous est montré : les micro-tâches servent à entraîner des intelligences artificielles. Voici que des humains travaillent pour des robots.
À l’instar de l’ubérisation, le travail à la micro-tâche, facturée à micro-prix, précarise encore les travailleurs. Les “turkers” d’Amazon sont surtout des marginaux, souvent éloignés du monde du travail géographiquement ou socialement : agoraphobes, personnes âgées ou en situation de handicap, mères assumant seules les revenus du foyer. Entre les Temps modernes de Chaplin et En attendant Godot de Beckett, Natan Castay nous montre le quotidien d’Otto, jeune homme fuyant la lumière (faible) du soleil bruxellois pour remplir ses objectifs entre deux écrans, isolé et dans le noir. Le réalisateur reconstitue un réel qu’il a bien connu pendant quelques mois de disette étudiante. Il y a ici un humain derrière la machine et un acteur derrière la caméra. Otto est joué par Harpo Guit, un acteur qui s’immerge dans une expérience sociale, rencontre d’autres visages et échange avec d’autres voix, parfois à l’autre bout du monde. Ces discussions à distance construisent une nouvelle utopie relationnelle, qui inspirera dans le futur les robots, les écrivains et les milliardaires.