Je travaillais depuis très longtemps avec Lech Kowalski et nous avions envie de pouvoir gérer toutes les phases d’un projet, c’est-à-dire le développement, la faisabilité du film, et aussi sa distribution. Le fait d’avoir une société de production et de détenir les droits sur le film voulait dire que nous pouvions peser sur ces différents aspects. C’est ce que nous souhaitions, car c’est un peu bizarre de ne pas être propriétaire des droits d’exploitation de ses films alors qu’on s’y investit tellement et qu’on y passe énormément de temps.
Au début, je pensais vraiment que les films pouvaient changer le monde et je m’aperçois que c’est un peu plus compliqué que ça. En tant qu’indépendant, on se retrouve face à des grosses entreprises de diffusion, qui sont très formatées et qui ne vous laissent pas toujours dire ce que vous avez envie de dire. J’ai beaucoup accompagné de films dans les salles, je trouve important et très intéressant le rapport avec le public. Mais quand on fait un film engagé et qu’on veut montrer une réalité peu médiatisée, on ne prêche souvent que des convaincus. Les gens qui font l’effort de venir sont déjà plus ou moins sensibilisés au sujet. C’est pour ça aussi que j’ai toujours essayé de travailler avec la télévision. Je pense qu’elle a, encore aujourd’hui, un pouvoir incroyable. Quand on passe un film en début de soirée, on touche des gens, ça change les choses. Après la diffusion de notre film sur le gaz de schiste (La Malédiction du gaz de schiste, en 2013), lors d’une soirée thématique sur ARTE, plusieurs personnes ont réagi en disant qu’ils avaient découvert ce sujet et que ça les avait convaincus que cette technique provoquait trop de dommages environnementaux, qu’elle ne pouvait par conséquent pas être une solution d’avenir.
Si je fais des films, c’est pour montrer une réalité plus complexe que celle mise en avant par les médias dominants. Ce n’est sans doute qu’une goutte d’eau, mais c’est transmettre du savoir et, quand on sait, c’est le début du changement. Je suis très inquiète de ce qui se passe dans le documentaire. Je ne parle pas du reportage. Je fais bien la différence, contrairement à beaucoup de gens. Les documentaires sont des films sur lesquels on passe énormément de temps, à tourner, à essayer de comprendre une réalité complexe, réalité dans laquelle on s’immerge totalement pour la retranscrire à travers un montage qui, lui aussi, prend du temps pour être subtil et exact. Que le film soit le plus fidèle possible à la réalité qu’il veut montrer. C’est un vrai travail de fond qui tend à disparaître. On en produit de moins en moins parce que c’est plus difficile à financer. Je suis inquiète pour l’avenir du documentaire, son rôle et son existence. J’avais une société aux États-Unis qui s’appelait Extinkt Films et, je trouvais déjà à l’époque que le documentaire était en voie de disparition. La réalité fait peur et dérange.
[...]
Le film prévu à l’origine, et d’ailleurs on le voit au début d’On va tout péter, était différent. En 2017, comme nous venions de finir I Pay For Your Story aux États-Unis, ARTE nous a demandé si nous ne voulions pas faire un film en France sur les élections présidentielles. Les classes populaires semblaient virer vers l’extrême droite ; nous voulions savoir si c’était un fantasme ou une réalité. On a cherché comment aborder le sujet et comment en parler. Dix ans plus tôt, quand nous étions en résidence au 104 à Paris, des ouvriers en lutte en Picardie avaient annoncé vouloir faire sauter leur usine et Lech était allé les filmer. C’était un équipementier automobile qui fermait, la Sodimatex. Les ouvriers, complètement désemparés, ne savaient plus quoi faire pour préserver leurs emplois. On s’est souvenu de cet épisode et on s’est dit que ce serait bien de voir ce qu’ils étaient devenus après toutes ces années. On a proposé ce sujet, d’autant que la Picardie est une région où beaucoup d’industries ont disparu ; il nous a semblé intéressant de retourner sur place pour voir comment se passait cette période de pré-élections. Lech y a retrouvé deux délégués syndicaux de la Sodimatex. Huit ans après la fermeture de leur usine, les ouvriers étaient toujours aux Prud’hommes à essayer d’obtenir justice. Certains s’étaient suicidés, d’autres avaient divorcé ou étaient malades. Ce n’était pas joyeux comme situation… ARTE a dit oui.
Un matin, pendant le tournage, j’ai entendu une chronique d’Isabelle Raymond au journal de France Inter : d’autres salariés qui voulaient eux aussi faire sauter leur usine. C’étaient les GM&S. On a eu l’idée de partir avec les deux délégués syndicaux de Sodimatex à leur rencontre. Parfois, Lech fait ça dans ses films : il suscite des réactions et des situations pour voir ce qui se passera. Il provoque la réalité. Là-bas, Lech a été impressionné par la combativité et la solidarité des GM&S. C’est vrai qu’ils ont quelque chose d’assez particulier, sans doute parce qu’ils travaillent ensemble depuis longtemps, en milieu rural, et qu’ils ont dû faire face à d’autres combats, redressements judiciaires et rachats par le passé. Ils sont très soudés. Lech a eu envie de filmer cette histoire sans se rendre compte du temps que ça allait prendre, parce qu’en fait ils ne s’arrêtent jamais, même aujourd’hui ils continuent à se battre. Ils ont une combativité extraordinaire. C’est difficile de savoir quand s’arrêter de filmer puisqu’il se passe toujours quelque chose !
[...]
Lire l'intégralité des réponses à cet entretien sur Bpipro