les yeux doc

Traductrices et traducteurs à l’ouvrage

Des voix dans le chœur-Eloge des traducteurs ©Saraband films
À l’heure où le paramétrage d’un moteur de recherche et le clic droit d’une souris d’ordinateur permettent la traduction instantanée d’un texte en de multiples langues (avec des fautes, des approximations, des contre-sens), il est urgent de poser le regard sur le travail essentiel de la traduction littéraire.


Les traducteurs sont des intermédiaires et des passeurs indispensables à la découverte par les lecteurs d’œuvres et d’auteurs dont ils ne connaissent pas ou pas suffisamment la langue. Voici quatre films donnant la parole à ces chevilles ouvrières du langage dont la tâche est une  leçon d’érudition et d’humilité. Chemin faisant, se dessinera le bonheur du traducteur qui, selon Paul Ricœur, est une « hospitalité langagière où le plaisir d’habiter la langue de l’autre est compensé par le plaisir de recevoir, chez soi, dans sa propre demeure d’accueil, la parole de l’étranger ».

Traduire de la poésie : Des voix dans le chœur. Éloge des traducteurs

Trois traducteurs virtuoses ouvrent les portes de leur atelier où s’élabore l’activité intense de la greffe d’une langue à l’autre. Tous trois traduisent des poètes et sont confrontés à « la difficulté majeure de l’union inséparable du sens et de la sonorité, du signifié et du signifiant » (Paul Ricœur). Trois langues sont le cœur du film : le russe, le toscan de la Divine Comédie, le grec. Chacun des traducteurs exprime ses doutes, ses choix, son attachement aux textes, à la chair des mots d’une langue et de l’autre, d’une langue à l’autre. Ce voyage se fait en noir et blanc qui donne densité aux propos et aux regards. Noir et blanc comme une ascèse fondée sur la rigueur du travail et une concentration plus forte sur la matière vivante des mots.

 (Re) traduire du théâtre : Jean-Michel Déprats traduit Shakespeare

C’est dans le chaudron magique des trois sorcières de Macbeth que, sans sous-titres, le spectateur appréhende les vers bouillonnants au rythme martelé de Shakespeare qui reposent sur les accents et non (comme le français) sur le décompte des pieds. Cette scène concentre un maximum de difficultés et de choix pour le traducteur. Il ne s’agit pas seulement de rendre compte du sens mais d’essayer de reproduire un objet poétique et  « une partition gestuelle, une manière de guider la voix et le corps de l’acteur »  où contrainte rythmique, choix de monosyllabes et rimes s’imposent. Selon Déprats,  la langue des traductions vieillit et doit être, « comme toute mise en scène », constamment réactualisée : l’enjeu est de « Recréer, rétablir, un rapport vivant entre ce texte et nous qui n’est pas un rapport de vérité mais un rapport d’interprétation, de dialogue avec les grandes œuvres ».

Traduire le journal d’un écrivain : Claire Cayron traduit Miguel Torga

Colossal, tel fut le travail de Claire Cayron (1935-2002) traductrice du portugais et du brésilien, co-fondatrice de l’ATLAS (Assises de la traduction littéraire en Arles). Son nom est attaché à la découverte et à la traduction en français de l’œuvre de Miguel Torga (1907-1995) qui fut médecin ORL. Son écriture est en rupture avec celle, volubile, des auteurs portugais précédents. Traduire « l’écriture nette », lapidaire de Torga, qui examine, diagnostique, pronostique, prescrit, parfois intervient comme chirurgien et clôt chacune de ses notes par un aphorisme, fut relever le défi de la densité, de l’acuité, de l’art du peu. Pour ce faire, Claire Cayron ne s’est pas départie au long de 27 années de pratique d’une méthode en trois temps : dépôt sur la page du matériel linguistique, appropriation de ce matériel, retour à la première étape en travaillant le rythme, la ponctuation et une formulation plus clinique, plus crue où, parfois, le néologisme s’impose. Traduire une œuvre, selon Cayron, exige de connaître la totalité des ouvrages qui la constitue. Dans le cas de Torga plus de 50 volumes dont son journal  (1941-1994). L’objectif fondamental étant que « la voix de Miguel Torga qui est inimitable et inimitée en portugais soit reconnaissable et reconnue en français ».

Traduire l’hébreu : Traduire

Depuis plus de trente ans les questions de langue sont un terrain de recherche personnelle et cinématographique dans l’œuvre de Nurith Aviv. Elle a consacré une trilogie à la langue hébraïque dont Traduire est le dernier volet. S’y expriment, dans leur langue, une douzaine de traductrices et traducteurs de l’hébreu, tous mus par la passion et le désir de transmettre. Ces passeurs de langue évoquent la rencontre décisive dans leur vie avec leur auteur favori et les difficultés du passage d’une langue à l’autre. Chacun témoigne de son expérience qu’elle procède du dialogue avec l’auteur, de la difficulté d’une langue entre référence biblique et yiddish, d’un texte fleuve à la phrase sans interruption, de l’importance du contexte et des influences culturelles, de la nourriture qu’un poète apporte à un traducteur, poète lui-même. Le film est une lecture profonde et subtile soulignée par un montage où vues des fenêtres et parcours du texte hébraïque se répondent. Traduire devient, selon Paul Ricoeur se référant à Hannah Arendt, une  « tâche, … au sens de la chose à faire pour que l’action humaine puisse simplement continuer. »