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Coup de foudre pour "Killing Time, entre deux fronts"

Killing time
Le coup de foudre des bibliothécaires : "Killing Time, entre deux fronts (2015)", de Lydie Wisshaupt-Claudel, par Aymeric, bibliothécaire à la Bpi
Synopsis

Base militaire de Twentynine Palms, Sud de la Californie, milieu des années 2010. C’est là que les Marines se reposent entre deux missions en Irak ou en Afghanistan. La vie des jeunes soldats s'y écoule paisiblement, au rythme des séances de tatouage, des temps familiaux et de détente entre soldats. Dans cet entre-deux, soldats, petites copines, familles et commerçants tissent des liens discrets mais forts. La camaraderie est essentielle, au point de générer une angoisse de la solitude : que se passe-t-il si le soldat se retrouve face à lui-même ?  

L'Avis du bibliothécaire

Lauréat du Grand Prix du festival Cinéma du réel en 2015, le documentaire Killing Time : entre deux fronts s’inscrit dans la filiation du cinéma abordant le retour du soldat américain à la vie civile. Des fictions telles Full Metal Jacket (1987), la trilogie initiale des Rambo (1982, 1985 et 1988) ou American Sniper (2015) sont des classiques du genre.

L’apport de Killing Time vient sans doute du soin qu’a Lydie Wisshaupt-Claudel de montrer tantôt l’individualité de chacun des Marines, tantôt l’uniforme invisible que tous portent lors de leur perm. La caméra se glisse dans deux temporalités cycliques. Le premier cycle est celui des arrivées des bataillons à Twentynine Palms et du retour au combat, hors-champ, en Irak ou en Afghanistan. Le second cycle se compose des rituels que sont la séance chez le tatoueur ou le coiffeur, le concours au jeu vidéo Call of Duty... D’autres temps sociaux sont tout aussi chargés de sens : prières collectives, jeux de jeunes papas avec l’enfant en bas âge, sortie au karaoké…

C’est précisément parce que la caméra de Wisshaupt-Claudel tourne selon ces rythmes tranquilles qu’elle parvient à montrer l’uniforme des Marines. Pas celui kaki, mais l’uniforme invisible. Les Marines sortent à peine de l’adolescence : leur visage encore poupin semble vissé sur d’imposantes masses musculaires massivement tatouées. La petite copine de l’un d’eux ironise : "ils n’ont même pas l’âge de boire de l’alcool, mais ils peuvent aller tuer des gens et mourir". Issus des milieux modestes, ils partagent aussi la même expérience corporelle et cognitive du combat à l’arme lourde, les mêmes horreurs et le même besoin de meute.

Killing Time va surtout jusqu’à donner à voir les ombres des plis de cet uniforme invisible. Une question revient sans cesse. Lorsque le contrat avec l’armée viendra à terme, rempileront-ils dans l’US Army ? Rejoindront-ils une société militaire privée ? Retourneront-ils à la vie civile ? Cette dernière possibilité semble la plus angoissante. Les soldats ont conscience des syndromes post-traumatiques, sont au courant du suicide de tel ou tel frère d’armes, de tel autre mutilé. Loin de toute moraline, Wisshaupt-Claudel nous propose un regard sur la complexité de la vie, et surtout sur sa fragilité.

Citation

« [Au retour] c’est là que les problèmes commencent, tu as le temps de cogiter. Quand les gars rentrent, c’est là que ça leur tombe dessus. Ils sont là, ils boivent, se retrouvent tout seuls… C’est pas bon tout ça, mais c’est comme ça ».

Aymeric, Chargé de collection en Sciences politiques à la Bibliothèque publique d'information