À quoi pense Madame Manet (sur son canapé bleu)
Suzanne Leenhoff, compagne puis épouse du peintre Édouard Manet, est d'origine néerlandaise et née à Delft en 1829. Elle pose régulièrement pour le peintre, qui la met en scène dans des décors inspirés de l'antiquité, tels que "La Nymphe surprise" (1859) où elle exhibe un corps opulent, de longs cheveux dorés et une double rangée de perles.
Quelques années plus tard, les portraits de l'épouse légitime se font plus sages et plus habillés. Le temps a fait son oeuvre et, dès les années 1860, les "autres" femmes de Manet ont progressivement pris la place de Suzanne à l'atelier pour les portraits de nus. À Victorine Meurent, Manet offre le scandaleux "Déjeuner sur l'herbe", puis "Olympia" ; à Berthe Morisot, il dédie "Le Balcon". Méry Laurent sera "La Femme au chapeau noir", tandis que l'énigmatique Suzon accueillera avec un sourire de Joconde le client moustachu d'"Un bar aux Folies-Bergère". Tant de femmes mystérieuses gravitant autour d'un artiste lui-même secret, un tel scénario ne pouvait qu'éveiller la curiosité d'un cinéaste singulier comme Hervé Le Roux, dont Madame Manet consitue le quatrième et ultime film, achevé après sa mort.
Dans les années quatre-vingt-dix, Le Roux est tombé par hasard sur un plan-séquence de dix minutes relatant la reprise du travail aux usines Wonder de Saint-Ouen, en 1968. Une jeune ouvrière y hurlait sa révolte. C'est ce personnage féminin anonyme, quasi-allégorique, qui est devenu l'incarnation du film "Reprise" (1996), enquête minutieuse sur la classe ouvrière et son histoire dans les vingt-cinq ans qui ont suivi mai 68. Pour Madame Manet, Hervé Le Roux s'est plongé avec délice dans l'histoire de l'art et l'histoire tout court, déroulant le tableau des époques traversées par le couple (Second Empire, Commune de Paris, Troisième République).
Son commentaire sans pathos épouse un montage qui saute d'un tableau à l'autre, attentif aux petits détails qui font tout le sel des oeuvres d'art. Devant nous se dresse un monde foisonnant de proches et d'amis, d'intellectuels et de personnages historiques, de tous ceux qui ont un jour croisé le chemin des Manet. À défaut de savoir à quoi ou à qui pense Suzanne, le film apporte un éclairage bien documenté sur les conditions nécessaires à l'acte de création et sur la vie quodienne d'un couple d'artistes, bourgeois atypiques très libres, lui peintre, elle pianiste, au temps de la naissance de l'art moderne.