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Démineuses (Nothing To Be Afraid Of)

Démineuses

Nothing To Be Afraid Of

Janvier 2018. Dans les montagnes du Haut-Karabakh, 5 femmes déminent systématiquement, mètre carré par mètre carré, le « corridor de Lachin », ancienne zone de combat truffée de milliers de mines. Le film rend compte de la méticulosité folle de leur labeur, de la tension qui en résulte, de l'humanité à l'œuvre pour conjurer la peur.

La caméra, fixe, enregistre la beauté majestueuse d'un paysage de montagne. Aucun bruit, aucun mouvement si ce n'est le déplacement lent d'une forme humaine à l'arrière-plan, qui finit par s'éloigner. Le temps semble se dilater et le spectateur s'installe dans cet environnement ouaté. Autant dire qu'il est cueilli à froid lorsqu'une formidable explosion retentit dans la vallée, troublant pour un court laps de temps la quiétude des lieux. C'est une mine que l'on a fait exploser. L'équipe des démineuses, - il n'y a que deux hommes dans le groupe -, accomplit sa tâche dans le corridor de Latchin, une zone qui a été le théâtre de combats intenses dans cette région du Haut-Karabakh que se disputent l'Arménie et l'Azerbaïdjan, deux ex-républiques soviétiques aujourd'hui indépendantes et ennemies. Le personnel de déminage est recruté sur place par une organisation caritative anglo-américaine, The HALO Trust, qui intervient dans le monde entier et forme de nombeux techniciens à cette spécialité qui demande sang-froid et doigté. C'est aussi un travail de force car le terrain est escarpé et les explosifs sont entourés de caillasse et de racines.

La réalisatrice s'autorise quelques plans poétiques et quelques échappées sur la nature environnante, entre deux épisodes de déminage sur le bord du chemin, moments comme en suspens où le rythme cardiaque de chacun s'accélère. Les gestes techniques sont montrés avec une grande précision, l'outillage et l'équipement sont longuement filmés, notamment le matériel de détection qui permet de localiser l'engin et le rateau qui sert à le déterrer. Après la journée de travail, les femmes se reposent dans une maison commune du village de Berdzor (Latchin) où elles prennent leurs repas et dorment, toutes les cinq dans la même pièce. Un carton final nous informe que des milliers de mines ont été enfouies dans cette région, après la guerre. Au moment du tournage, plus de 73000 avaient pu être neutralisées, causant la mort de 80 personnes et en blessant 300.

L'avis du bibliothécaire

Saad Chakali, Médiathèque Edouard Glissant, Le Blanc-Mesnil
Membre de la commission nationale coordonnée par Images en bibliothèques

"Le couloir de Latchin est un col de montagne offrant l'accès le plus court entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie. Ce couloir truffé de mines anti-personnelles est un corridor de la mort pour le Haut-Karabagh qui a lutté entre 1988 et 1994 pour une indépendance que lui dispute encore le voisin azerbaïdjanais. Dans cette zone grise opère un groupe de femmes dont les activités de déminage sont des gestes de soin dédiés à une terre endolorie.

L'approche documentaire est anti-spectaculaire au possible, à l'opposé des montées d'adrénaline virile d'un blockbuster comme Démineurs de Kathryn Bigelow. Insidieux , imprévisible, le spectre de la mort recouvre une maigre forêt d'automne d'un linceul de cendres. Déminer consiste à localiser, à voir ce qui résiste à la perception : faire un cadre nécessaire à faire remonter dans le visible ce qui mortellement s'y soustrait devient l'affaire partagée du déminage et du cinéma. Dans ce terrain miné, les démineuses sont les soignantes d'une terre contaminée. Les avatars féminins du stalker tarkovskien progressent avec mesure dans une autre zone de suspension entre le temps de la guerre et celui de l'après-guerre, d'indistinction entre la nature souveraine et sa profonde altération humaine. Pas d'explication ni de commentaire : Nothing to Be Afraid of documente les gestes du travail, simples ou complexes, qui font déboucher le couloir de la mort sur un col donnant sur la vie. Seule la blague du dragon éclaire subtilement ce qu'il en est d'encourir sa vie au contact d'un monstre cracheur de feu, qui a une aile massive pour le terrain miné et une autre plus diffuse pour la hiérarchie masculine. Alors le travail des démineuses s'expose comme un mystère : un rituel de conjuration de la mort, autrement dit de célébration de la vie. Tantôt elles sont des faiseuses d'anges (elles font passer l'indésirable), tantôt des accoucheuses (elles sauvent des vies). Un terrible paradoxe consiste à admettre que leur beauté se mesure à chaque instant, seconde voire photogramme, où elles travaillent avec patience et rigueur à localiser le point critique du désastre à désamorcer, tout en préservant discrètement le secret qui les anime en travaillant. Un sourire constamment échangé en redonne jusqu'à la fin du film l'émouvante signature, tragiquement de toute beauté."

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