Demons in Paradise
S'estimant victimes de ségrégation et de violences de la part de la majorité cinghalaise bouddhiste du Sri-Lanka (ex-colonie britannique de Ceylan), les Tamouls, minorité hindouiste de l'île, ont pris les armes en 1972, déclenchant onze ans plus tard une guerre civile qui a officiellement pris fin en 2009, avec un bilan de plus de 100.000 morts, plusieurs centaines de milliers de réfugiés tamouls et le souvenir pesant des crimes de guerre et crimes contre l'humanité commis de part et d'autre. Les journalistes et observateurs étrangers n'étant pas les bienvenus au Sri-Lanka depuis la fin de la guerre, le travail de Jude Ratnam, rescapé du massacre de juillet 2003 où 3000 civils tamouls ont perdu la vie, est particulièrement précieux. D'un traumatisme d'enfance, Ratnam avait cinq ans en 1983, est né un furieux besoin de faire reculer la peur en convoquant, non la vérité officielle, partielle et partiale, mais les vérités de ceux qui ont stigmatisé par leurs actes ou leur silence une partie de la population et de ceux qui ont tenté de façon jusqu'au-boutiste de construire un état tamoul, séparatiste et ethniquement pur, dans le nord du Sri-Lanka. Ce besoin passe par le cinéma, une évidence pour le cinéaste : "J’ai passé de longs mois à me demander comment enrayer ce processus inéluctable. Comment atteindre un être là où il est sensible, comment toucher son émotion autant que son intelligence ? Mon amour du cinéma, comme spectateur et comme étudiant en communication, m’est apparu un jour comme une évidence. Je devais faire des films." Fort de ce projet cinématographique auquel il veut donner une dimension cathartique, Ratnam rassemble des témoignages de Tamouls et de Cinghalais. La plupart sont filmés de nuit car le gouvernement sri-lankais impose le silence et pêche l'amnésie. Personnage central du film, l'oncle de Jude Ratnam est revenu du Canada pour rencontrer les voisins cinghalais de son village, qui l'ont caché avec toute sa famille au moment du pogrom. Dans cette scène de retrouvailles, vibrante d'émotion retenue, le film atteint enfin son acmé : à travers la terreur et la nuit, il semble possible de trouver une voie vers la réconciliation.