les yeux doc

Stigmates de la terre © Macha Ovtchinnikova

Stigmates de la terre

Je pars sur les traces de ma grande-tante Esfir Baroukhovna Schatz à Kyiv (Kiev), avec en poche la vieille photographie noir et blanc que m’a légué ma grand-mère. Dans le quartier de la Lukyanivka, le temps semble avoir creusé une ravine, que les feuilles mortes de l’automne commencent à recouvrir.

Babi Yar est un paysage muet. Pourtant la ravine est toujours là, comme une cicatrice urbaine, témoin taciturne du plus grand massacre de la Shoah par balle en Ukraine. L’Armée allemande occupe Kyiv à la fin de l’été 1941. Rapidement, les autorités militaires placardent un communiqué : “Tous les Juifs de Kiev et de ses environs, doivent se présenter le lundi 29 septembre à 8 heures du matin à l’angle des rues Melnikov et Dokhterov, avec leurs papiers d’identité, de l’argent, leurs objets de valeurs, ainsi que des vêtements chauds.” Le lundi 29 et le mardi 30 septembre, 33 771 Juifs sont exécutés. Leurs corps abandonnés dans la combe de Babi Yar.

Mais cet anéantissement n’est pas anonyme pour Macha Ovtchinnikova. Il porte le nom d’Esfir, la sœur de sa grand-mère adorée. Son film est une lettre qu’elle lui adresse. Ses images sont une tentative pour donner corps à une petite croix inscrite au stylo sur un vieux cliché. Seul signe tangible de sa disparition, l’image est le point de départ d'un voyage dans un passé cruel. À la manière d’une archéologue, la cinéaste cherche à entrevoir son passé dans les stigmates laissés par la terre d’Ukraine.

L'avis de la bibliothécaire

Sophie Lamy, Médiathèque Jean Falala, Reims
Membre de la commission nationale coordonnée par Images en bibliothèques

Tous les étés, Macha Ovtchinnikova allait chez sa grand-mère à la campagne. Celle-ci était d’origine ukrainienne et de confession juive ; sa famille a été quasiment décimée par les nazis durant la seconde guerre mondiale. En ce qui concerne la mort de sa sœur, elle ne possède qu’une unique photo, énigmatique, d’une colline déserte, couverte d’herbes sèches avec une petite croix au stylo. Cette croix est censée désigner le lieu où elle est enterrée. La réalisatrice y retourne avec sa caméra : il n’y a plus rien à voir. Babi Yar est aujourd’hui un parc désert sous un ciel gris. Pourtant Macha Ovtchinnikova s’acharne à cadrer des carrés d’herbes, des buissons, des arbres faméliques, des trottoirs fissurés. Il n’y a rien à voir, des images banales telles qu’on peut les voir dans toutes villes modernes… et pourtant tous ces plans muets crient l’absence, la monstruosité des actes (les Juifs abattus à bout portant et jetés dans des ravins), les cadavres en putréfaction, l’oubli du gouvernement qui a abandonné ce terrain avant que les digues ne cèdent pour déferler sur le quartier. Aucune voix humaine ne raconte la chronologie des faits, seuls les sous-titres rappellent froidement les faits dont la violence explose dans le silence assourdissant de la vie qui continue comme si de rien n’était. Des images insignifiantes hantées par des fantômes, des disparus sans tombeaux, voués à errer dans les limbes de la mémoire de ceux qui se souviennent encore d’eux.

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