Lettre de Sibérie
En 1957, en pleine guerre froide, l'association France-URSS commande aux sociétés Argos Films et Procinex un film documentaire sur la Sibérie. Encore aurait-il fallu s'entendre sur le sens du mot "documentaire", car la réalisation est confiée à Chris Marker, écrivain, photographe, directeur de la collection de guides de voyages "Petite planète" et réalisateur d'un court métrage qui a fait parler de lui, "Dimanche à Pékin". Celui-ci saisit la chance d'aller filmer aux confins de l'Union soviétique, chez les Yacoutes et d'en rapporter un film tout à fait personnel. Son "documentaire" est loin de séduire les commanditaires, car il ressemble bien peu à un film institutionnel. La trame du film est constituée d'un commentaire, présenté sous une forme épistolaire et dit par le cinéaste de "Farrebique", Georges Rouquier. Le texte se déroule tout au long du voyage et impose sa marque. La scène la plus célèbre du métrage, un même plan repris trois fois avec un commentaire différent, tour à tour neutre, louangeur ou critique, montre que si l'image s'imprime plus efficacement dans la mémoire que la bande-son, sa signification peut être manipulée par les mots. Pire encore, Chris Marker se laisse aller à fabriquer de fausses actualités, de fausses publicités et à ouvrir la porte au cinéma d'animation, à travers des séquences conçues par le spécialiste des effets spéciaux, Arcady Brachlianoff. En offrant aux spectateurs des années 1950 sa vision non-conformiste d'une Sibérie traditionnelle touchée par le développement et la modernité presque malgré elle, Marker fait un pied de nez à la propagande. Derrière le grand rideau de fumée dressé par les autorités, à l'Est et à l'Ouest, les paysages sont d'une beauté à couper le souffle et les hommes et les femmes vivent, dansent, boivent et chantent : n'est-ce pas là l'essentiel ?