Nafura
Une gigantesque fontaine – nafura en arabe – surplombe Djeddah, en Arabie saoudite. L’eau jaillit et les tuyaux semblent en parfait état, mais sous la surface, des bâtiments tombent en ruine et les déchets s’accumulent. À la nuit tombée, trois jeunes femmes s’y rendent en voiture. Tête nue et en tee-shirt, elles parlent sexe et politique, remplaçant les mots qui fâchent par nafura. Enveloppées par l’obscurité, elles évoluent jusqu’à l’aube dans des lieux isolés, garants de leur fragile liberté.
Nafura s’ouvre sur un homme devant une télévision dont le signal est perturbé, car sur le toit de l’immeuble, une jeune femme danse avec malice devant une parabole. Elles sont trois, qui boivent, fument et discutent là, bras et tête nus. Leurs corps sont à peine visibles dans la nuit, mais leurs visages brillent, recouverts d’un masque numérique de lumière qui les anonymise et engloutit leurs expressions, focalisant l’attention sur leurs voix. Rapidement, il est question de prendre la route vers la fontaine qui donne son titre au film : à sa manière, Nafura est un road movie. Un vent de liberté semi-clandestine souffle sur les attitudes des trois protagonistes et sur leurs échanges alors qu’elles conduisent seules, discutant sans tabou, investissent un cimetière de véhicules désert, puis explorent la salle des machines de la fameuse fontaine. L’espace du rêve et des possibles s’évanouit à l’aube : il faut alors rentrer.
L’immense jet de la fontaine s’impose jusque dans le ciel de Djeddah et pompe l’eau à même la mer, dans un pays composé à 80 % de désert. À cette représentation d’une virilité phallique et conquérante, Nafura oppose d’autres figures du désir. Le besoin d’expression des trois protagonistes fuse et s’impose à l’image, mais reste contraint à certains espaces et soumis à une forme d’auto-censure – le mot nafura permettant de parler, sans les nommer, de prostitution, d’avortement, ou de corruption. Le désir érotique prend, de son côté, les chemins détournés de la chanson ou d’une courte scène fantasmatique pour se matérialiser. Il irrigue pourtant tout le film, à travers les sujets évoqués et la présence-absence de corps littéralement irradiants dans la nuit saoudienne.
Les masques numériques, jouant du contraste entre nuit et lumière pour mettre en évidence une physicalité que les conservatismes cherchent à effacer, ne sont qu’un aspect du curieux collage documentaire créé par Paul Heintz. Des vers poétiques surgissent sur un rétroviseur, comme un mantra ou une prophétie. La déambulation et le sujet de la fontaine sont scénarisés, offrant aux trois comédiennes non professionnelles, également amies, une trame à exploiter lors de leurs discussions nocturnes. Ce jeu entre réel et fiction, intériorité et extériorité, est complété par une plongée virtuelle sous la fontaine, constituée de vraies ruines urbaines, numériquement submergées pour mieux révéler ce qui se cache sous la surface.