État limite
À l’hôpital Beaujon de Clichy, aux portes de Paris, les patients relevant de soins psychiatriques sont désormais pris en charge par un unique psychiatre mobile, secondé par des internes. Le docteur Jamal Abdel-Kader court d'urgence en urgence, avalant des kilomètres de couloirs pour porter secours, écouter et maintenir coûte que coûte la relation thérapeutique.
En France, les institutions psychiatriques publiques sont en crise depuis les années 2000. Chroniquement sous-financées, elles manquent de médecins. Selon L'Union nationale des associations de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam), plus d’un quart des postes sont vacants dans 40 % des établissements. Si Paris compte 1 psychiatre pour 1000 habitants, le reste du pays en recense cinq fois moins.
État limite n’entend pas dresser un état des lieux général d’un hôpital à bout de souffle mais nous faire appréhender le quotidien de la prise en charge psychiatrique dans un grand établissement public. Son point de vue s'appuie sur l’expérience d’un jeune psychiatre hospitalier, à la saisissante lucidité. Le travail de cinéma de Nicolas Peduzzi consiste à faire ressentir et appréhender l’urgence de la situation. Il s’agit donc de filmer le temps du travail dans son mouvement interne et externe. Celui déjà des conversations avec les malades, mais aussi le temps pris pour l'élaboration d’un diagnostic et les échanges avec les collègues et les proches des patients. Temps entrecoupés de moments d’attente et de déplacements dans les couloirs et les escaliers. Temps, enfin, de la réflexion donnée au film.
La caméra se fait mobile, presque aérienne, multiplie les échelles et les angles de vue, travaille la distance aux filmés pour respecter leur intimité. Le montage ménage des moments suspendus pour rompre le rythme et fixer l'attention sur la parole avec des photographies, prend à d’autres moments la liberté de surimposer ou de séparer l’écran en deux. Cette audace formelle restitue ainsi les différentes temporalités dans toute leur diversité. État limite se joue de l'hôpital et de son architecture comme d’un vaste décor, pour montrer à quel point le travail n’est jamais vraiment identique et que son fractionnement forme le grand tout d’un métier dans lequel les situations thérapeutiques sont toujours à réévaluer.
À sa manière, État limite résiste avec Jamal Abdel-Kader à l’extension de la tarification à l’activité au champ de la psychiatrie. Quantifier à partir de la mesure de l’activité les ressources de l’hôpital public va à l’encontre de l'éthique du métier défendue par le jeune médecin. Sa psychiatrie doit rester, quoi qu’il en coûte, un accompagnement thérapeutique sans mésusage chimique ni contention systématique et cette généreuse conversation, la seule qui compte vraiment pour faire société.