les yeux doc

Coup de foudre pour "Il n’y aura plus de nuit"

Il n'y aura plus de nuit © UFO Distribution
Le coup de foudre des bibliothécaires : "Il n’y aura plus de nuit (2020)" d’Eléonore Weber, par Aymeric, bibliothécaire à la Bibliothèque publique d'information (Bpi)
Synopsis

Monté en intégralité avec des vidéos récoltées sur Internet, le documentaire Il n’y aura plus de nuit (2020) d’Eléonore Weber interroge le statut des images nocturnes filmées par les pilotes d’hélicoptères combattant au Moyen-Orient. Tournées avec des caméras infrarouges équipant les casques des tireurs, ces images a priori purement fonctionnelles fascinent par leur charge onirique. Que saisit-on du réel du théâtre des opérations quand on voit davantage que ne le permet la vision humaine ?

L’avis du bibliothécaire

Le visionnage d’Il n’y aura plus de nuit induit un glissement de la fascination vers le malaise. Comment des images aussi belles peuvent-elles être des outils opérationnels donnant la mort ? Elles sont dotées d’une esthétique n’ayant rien à envier au cinéma expérimental : plans généraux vertigineux permettant l'expérience d’un œil sans paupière, textures charnues en nuances de gris (les caméras thermographiques intensifient ce qui est lumineux et génère de la chaleur), style évasé des silhouettes humaines aux visages effacés. Nous sommes en plein rêve, en plein acte de guerre.

En documentant le regard appareillé conçu par les démocraties occidentales contemporaines pour faire la guerre, Eléonore Weber place le spectateur dans une position inconfortable : celle de regarder des images opérationnelles qui, classées secret défense, n’ont pas à être vue de lui. Les leaks d’Internet et les indiscrétions de certains militaires initient la porosité entre le flou irréductible à tout conflit armé et l’exigence civile de transparence.

Loin de dissiper ces zones de gris infrarouges et contextuelles, le dispositif narratif du documentaire ne fait que les renforcer. Calme, poétique, aussi hypnotique que les images, la voix off commente, anonyme. Elle se fait aussi voix de Pierre V., pseudonyme d’un pilote d’hélicoptère de l’armée française. Un doute point : qui est derrière cette voix féminine parlant pour deux ? Elle et Pierre V. semblent le binôme d’un hélicoptère de la Grande Muette : le pilote et le chef de bord tireur. Les deux voient en surplomb, mais pas la même chose. Le pilote se concentre sur l’itinéraire, le tireur sur les cibles ; la voix off voit en civile, Pierre V. voit en militaire : celui-ci signifie à la première qu’elle ne peut pas tout comprendre, ce dont elle s’offusque mollement. Pour elle comme pour lui et le spectateur, il manque des éléments de contexte, à commencer par le son. Hormis le drone du rotor ou la rythmique des balles et roquettes, nul son venant du sol. Tous sont plongés dans la culture du doute du tireur : à trop voir, à ne que voir, on ne voit plus très bien. Il y a du spectral.

Le malaise s’épaissit encore. Le regard appareillé est désormais capable d’abolir la nuit grâce à des caméras couleur permettant de voir comme en plein jour, cieux étoilés en prime ; les caméras haut perchées servent depuis longtemps à la surveillance civile généralisée ; les réseaux sociaux numériques participent du même primat de l'œil sans paupière au détriment des quatre autres sens, pourtant tout aussi puissants.

Aymeric, Chargé de collection en Sciences politiques à la Bibliothèque publique d'information

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